UNE ÈRE NOUVELLE, UNE VIE NOUVELLE.

Les lignes que l’on va lire constituent l’épilogue du livre intitulé « Au seuil du Nouveau Testament », dernier tome de la série de six volumes consacrés par le père Alexandre Men à l’histoire des recherches spirituelles de l’humanité dès origines jusqu’à l’Incarnation. L’ouvrage s’arrête à saint Jean Baptiste. Dans le dernier chapitre, l’auteur décrit à grands traits ce que sera le parcours du christianisme dans les deux mille ans qui suivront.
Le livre a été publié pour la première fois en russe à Bruxelles en 1983.

 

Ce qui est au centre du christianisme, ce n’est ni la foi dans un principe supérieur caché, ni la fière autoaffirmation de la créature, mais Dieu fait homme, la révélation de « Celui qui est » à travers une Personne concrète, le Messie crucifié pour nous sous Ponce Pilate.

Aucune religion, aucune doctrine n’avait connu cela auparavant. Que le Bouddha ait atteint l’illumination du nirvana, que Platon ait connu le « Père de toutes choses » comme bien suprême, ou Mahomet - comme puissance absolue, seul le maître de Nazareth a dit : « Celui qui m’a vu, a vu le Père.»

Le monde préchrétien a fait tout ce qu’il était possible à l’homme pour parvenir au sens de la vie et à Dieu. Désormais lui était manifesté l’Indicible lui-même et manifesté de manière véritablement divine, sans violence sur la raison et la volonté des hommes.

Rejeté et chassé, n’ayant pas où reposer la tête, le Christ n’attire à lui que ceux qui l’ont aimé et accueilli librement, qui l’ont reconnu sous les traits de l’esclave.

De même que la lumière blanche absorbe le spectre, l’Évangile englobe la foi des prophètes, la soif bouddhiste de salut, le dynamisme de Zarathoustra et l’humanité de Confucius. Il consacre ce qu’il avait de meilleur dans l’éthique des philosophes de l’Antiquité et la mystique des sages de l’Inde. Ce faisant, le christianisme n’est pas une nouvelle doctrine, mais annonce d’un fait réel, d’un événement qui s’est produit sur deux plans, le plan terrestre et le plan céleste. Circonscrit à un lieu et à une époque, il dépasse les limites du temporel.

Toutes les routes s’y rejoignent, c’est par lui que sont mesurés et jugés le passé, le présent et le futur. Tout élan vers la lumière de la connaissance de Dieu est un élan vers le Christ, même si c’est souvent inconscient.
Clément d’Alexandrie comparait le Logos à l’humidité vivifiante irriguant les plantes qui sortent du sol. Il affirmait que le Verbe divin a toujours été présent dans l’histoire, éveillant chez les hommes des aspirations supérieures.

 « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau », dit le Christ.
Cela signifie-t-il qu’il nous promet le calme plat, une tranquillité somnolente ? Tous ceux qui voudraient le comprendre ainsi risqueraient de transformer l’Évangile du Royaume en un « opium », une sorte d’anesthésie spirituelle. Mais cela ne ressemble pas du tout au dessein de Jésus qui a apporté sur la terre « le feu et le glaive » et qui a constamment lutté. S’il a promis à ses fidèles d’être avec eux jusqu’à la fin des temps, ne doivent-ils pas partager avec lui son chemin de croix ? L’histoire de l’Église est le prolongement de ce chemin, le prolongement de l’histoire évangélique.

Les gens qui, pour la première fois, viennent de découvrir le christianisme pour eux ont parfois l’illusion que la raideur du chemin et les obstacles sont derrière eux. Ils sont terrifiés par la nécessité de faire de nouveaux efforts, de surmonter de nouvelles difficultés. Ils cherchaient un havre tranquille et ils ont trouvé un champ de bataille.
Nous voyons en peu la même chose dans l’histoire. Il semble que le Royaume de Dieu a été annoncé, que les portes du salut ont été ouvertes, que le sacrifice rédempteur a uni le ciel à la terre, mais on s’aperçoit progressivement que beaucoup de tempêtes et d’épreuves nous attendent encore.

D’après Eliot, plus une religion est élevée, plus elle est difficile pour l’homme. Cela concerne pleinement le christianisme. Pour beaucoup, la liberté du Christ sera un fardeau trop lourd. Elle leur fera aussi peur qu’une sortie en pleine mer. C’est pourquoi certains seront tentés de se cacher sous l’ombre de l’autoritarisme qui délivre de la responsabilité.

Le mystère lui-même de la divino-humanité sera une pierre d’achoppement, comme le montre l’exemple des principales hérésies chrétiennes. Les uns considéreront le Christ simplement comme une créature, les autres seulement comme Dieu. Le succès de l’Islam confirmera encore une fois combien est forte la tentation de revenir à une religion plus simple, dans laquelle Dieu est tout et l’homme rien.

Depuis longtemps, les hommes ont hésité entre le repli national et un nivellement dépersonnalisant. Les chrétiens seront placés à leur tour devant ce dilemme difficile. Comment concilier les paroles de l’apôtre « il n’y a ni grec ni juif » avec la diversité réelle des cultures et des types psychologiques ?

Le désir de protéger l’héritage national se transformera souvent en haine de tout ce qui est étranger. On ne voudra considérer comme authentique que l’une des formes terrestres du christianisme, c’est-à-dire la sienne. Détruisant le foisonnement spirituel des Églises, éclateront des divisions, des rivalités, des schismes. La tendance nivellatrice inverse conduira à la tentative d’amoindrir ou d’ignorer la beauté unique de chaque visage historique de l’Église.

En fait, le christianisme universel est semblable à une montagne couverte de forêts, d’arbustes, de prairies et de glaciers qui tous ensemble constituent l’unité de son vêtement. Il ne faut pas s’attendre à ce que la lumière de l’Évangile se réfracte partout de la même façon. Traversant les profondeurs de peuples variés, cette lumière fera toujours apparaître de nouveaux paysages spirituels. Il est caractéristique que le christianisme n’ait pas engendré une culture unique comme l’ont fait le Bouddhisme et l’Islam. La théologie de sait Augustin et de sait Thomas, les icônes russes et l’art gothique ne sont que des facettes de la créativité chrétienne correspondant à un certain milieu et une certaine époque.

Du reste, le pluralisme ne supprimera pas le principe d’unité. Au contraire, plus la vie de l’Église deviendra riche et variée, plus pressante apparaîtra la nécessité de son pivot. Ce rôle sera rempli par les formules doctrinales et la structure canonique des communautés.

Un autre problème se posera au christianisme : son rapport au passé religieux. Le Nouveau Testament reconnaît l’Ancien comme le giron d’où il est issu, comme son fondement.

Même dans le paganisme, on peut trouver le pressentiment et la prémonition de la Bonne Nouvelle. Ce n’est pas un hasard si l’apôtre Paul a pris comme point de départ de son discours à Athènes l’autel au « Dieu inconnu. » Cependant, à un semblable dialogue se substituera souvent un compromis avec certains éléments des anciennes religions étrangers à l’Évangile. C’est ainsi qu’apparaîtra, comme l’a montré Soloviev, ce type ambigu et à demi-païen de concepts et de vie qui dominera le Moyen Âge, aussi bien à l’Ouest romano-germain que dans l’Orient byzantin.

L’un des signes de ce compromis est la pénétration dans la pensée de l’Église de l’antique conception du cosmos comme d’une hiérarchie immuable de sphères. Les œuvres de l’Aréopagite, dans lesquelles l’image d’un univers statique a presque éclipsé la foi dans le mouvement de la créature vers le Royaume de Dieu, ont marqué de son empreinte toute la pensée du Moyen Âge, en particulier à Byzance.

Il ne sera pas facile de surmonter l’inertie de l’ancienne psychologie religieuse. Pendant les deux mille ans qui suivront, les têtes de l’hydre du paganisme repousseront plus d’une fois dans l’enceinte même de l’Église. Celle-ci sera envahie par une vague de superstitions qui contaminera la prière par un esprit mécaniquement incantatoire, introduira dans la vénération des saints une teinte de polythéisme et dans les rites des éléments de magie naturaliste. Alors on commencera à imposer une conception de la foi ramenée au niveau du sol. Les formes rituelles et canoniques seront comprises comme quelque chose d’immuable donné une fois pour toutes.
L’Évangile n’élimine nullement les rites. Le rite est la chair vivante des sacrements, le lit dans lequel s’écoule, comme une rivière, la vie spirituelle, le rythme unissant les gens et sanctifiant la vie quotidienne. Il correspond à la nature même de l’homme. Le rite ne devient une menace et un frein que lorsque l’on commence à voir en lui une valeur se suffisant à elle-même, quand on fait passer pour éternel et divin ce qui, en soi, a une origine terrestre.
Cela concerne également la tradition au sens large du terme. Les canons religieux et culturels jouent un rôle semblable à celui de la stabilité de l’hérédité dans la vie des organismes. Aucune innovation n’est féconde si elle se détache totalement de la tradition. Les prédicateurs les plus audacieux, d’Amos à l’apôtre Paul ou à saint François, étaient enracinés dans la Tradition.

Un danger sera représenté pour l’Église par les chrétiens légistes qui transformeront la Tradition en fétiche et, répétant le péché des plus conservateurs des pharisiens, imposeront à la conscience chrétienne un juridisme et une casuistique mortifères. Ensorcelés par le passé, ils y verront l’unique idéal.

Ils iront encore plus loin, se faisant ainsi semblables non seulement aux pharisiens, mais aux zélotes : ils croiront que, dans la religion, on peut recourir à la violence. Lorsque Charlemagne ou Dobrynia se mettront à baptiser les peuples par le feu et par le glaive, il deviendra clair que les chrétiens auront oublié « de quel esprit ils étaient. » Les gens s’entre-tueront pour des différences des coutumes, ils tortureront et brûleront sur des bûchers ceux qui auront des conceptions théologiques différentes d’eux ou feront autrement le signe de la croix.

Ce qui est terrible, ce n’est pas que l’Église aura à subir les persécutions de ses ennemis, c’est que les chrétiens eux-mêmes se feront persécuteurs.

Outre la magie, le pharisaïsme, l’esprit zélote, le monde chrétien connaîtra aussi la tentation sadducéenne. Certains « princes » de l’Église, en dépit des paroles du Christ, s’empareront du pouvoir politique, tandis que d’autres se mettront à servir César avec encore plus de servilité que les grands prêtres de Jérusalem.
Enfin apparaîtra une tendance que l’on peut conventionnellement qualifier d’essénienne.

Nous avons déjà vu la distance séparant l’Évangile de Qumran, où l’on attendait avec une joie mauvaise la chute du monde. Mais les ermites des rives de la mer Morte n’ont pas été seulement les précurseurs du manichéisme qui maudissait la création divine. Ils auront aussi des disciples parmi les chrétiens.

Le Nouveau Testament est ascétique dans le sens où il apprend le renoncement à soi-même, la lutte contre le péché, de même que la pureté des pensées, des sentiments et des actes. L’ascétisme est un remède aux maladies morales et un moyen pour vaincre l’égoïsme. Ce faisant, l’Évangile ne se détourne nullement de la vie terrestre. Rappelons que lorsque l’apôtre Jean a dit « N’aimez pas le monde » il entendait par « monde » le règne du péché. Le monde en tant que la création de Dieu, le même apôtre affirme que le Seigneur l’a aimé et a donné son Fils pour le sauver.

Cependant, avec le temps, apparaîtront des chrétiens de tendance manichéenne, haïssant tout ce qui est terrestre et ressemblant plus à des brahmanes avec les supplices qu’ils s’infligent qu’à disciples du Christ. Le service des hommes leur semblera un obstacle sur la voie du perfectionnement, bien que le mot évangélique d’amour reste sur leurs lèvres. « Tu veux trouver l’amour du prochain ? dira un moine syrien. Alors, éloigne-toi de lui et la flamme de l’amour s’allumera en toi. Fuis les hommes et tu seras sauvé. » C’est là une métamorphose totale faisant du christianisme une secte d’anachorètes.

L’indifférence et même le dégoût pour la nature corporelle de l’homme ( que l’apôtre Paul appellera le temple de l’Esprit-Saint ) explique pourquoi de nombreux membres de l’Église se résigneront si facilement à la situation des déshérités et l’injustice de l’organisation sociale. Ils pointeront hypocritement ou sincèrement le doigt vers le ciel, en parlant de la béatitude après la mort, alors que la sévère parabole de l’Évangile sur les brebis et les boucs exige précisément des œuvres terrestres, un dévouement actif dans cette vie.

Tout en disant que l’homme ne vit pas seulement du pain, le Christ ordonne de donner à manger à l’affamé à travers lequel le croyant sert Dieu lui-même. Lorsque, sous des prétextes spécieux, les chrétiens renonceront à exécuter ce commandement, ils subiront un châtiment inévitable : le souci des déshérités et de la justice sociale seront usurpés par les ennemis de la foi.

Le jugement du peuple élu s’est accompli plus d’une fois dans l’Ancien Testament. Le nouveau peuple de Dieu n’y échappera pas non plus. Si le temple de Jérusalem a été détruit deux fois, ce n’est pas un hasard s’il advient que de nombreux sanctuaires chrétiens, à commencer par la cathédrale Saint-Sophie, passeront aux mains d’hommes d’une autre religion, seront désertés ou disparaîtront.

Autrefois, les instruments de la « leçon » divine étaient les Assyriens et les Chaldéens. De même dans l’histoire de l’Église, les ennemis de celle-ci accompliront sans le savoir la volonté de la Providence. Comme l’a écrit Berdiaev, « la conscience chrétienne se spiritualise et s’humanise à travers des crises et des catastrophes qui peuvent donner en apparence l’impression que le christianisme lui-même est mort. On peut considérer, en fin de compte, que Spinoza et sa lutte contre anthropomorphisme, les méchantes moqueries de Voltaire, la critique de Kant, la dialectique de Hegel, l’anthropologisme de Feuerbach, la dénonciation du mensonge de classe par Marx, la critique biblique, la théorie mythologique, la révolte de Nietzsche contre le christianisme et les provocations de Rozanov ont été une expérience enrichissante, un feu purificateur. Les révolutions, aussi horribles qu’elles aient été, quel que fût leur caractère antireligieux, ont été purificatrices, ont élevé la qualité de la vie religieuse.»

On reproche au christianisme d’avoir peu amélioré la vie de la société à l’époque de la domination extérieure de l’Église, c’est-à-dire au Moyen Âge. Mais est-il juste de considérer cette époque comme des « siècles de foi ? » Il y a eu beaucoup plus de compromissions, de trahisons et d’apostasies que d’accomplissement authentique de la volonté du Christ.

L’Évangile ne pouvait être assimilé dans toute sa plénitude par l’homme antique et médiéval. Ce sont seulement de petits ruisseaux de sainteté personnelle, isolés quoique multiples, qui se sont attaqués au barrage des consciences non éclairées. De plus, le but fixé au monde par le Christ est trop grand, il dépasse les possibilités des cultures isolées. Il faudra sans doute encore des centaines et des milliers d’années pour que le levain fasse son œuvre universelle.

Ainsi, la venue sur la terre du Dieu-Homme ne signifie pas la fin de la lutte entre la lumière et les ténèbres, mais elle les polarise avec une force redoublée. Et cette polarisation ira en augmentant dans toutes les dimensions comme l’a prédit le Seigneur lui-même dans sa prophétie sur le Mont des Oliviers.

Chaque religion mondiale passe par trois étapes : la naissance, la diffusion et la conservation. Il semblait que le christianisme dût lui aussi obéir à cette loi. Cependant, se figeant et s’éteignant pour un temps, il renaîtra constamment à une nouvelle vie. Le monde s’efforcera de le détruire au nom d’Olympe, de César, de l’Empire. Il prononcera au sujet de l’Église des condamnations à mort au nom de la raison, de la science, du progrès et d’autres dieux du néopaganisme. Les philosophes comme les dictateurs s’attaqueront à elle. Le christianisme subira enfin la plus douloureuse des épreuves : l’immaturité et l’indignité de ceux qui le confessent. Son enseignement sera simplifié et altéré. Et cependant, il résistera.

La civilisation des temps modernes, n’ayant tiré de la foi divino-humaine que quelques conclusions particulières et ayant rompu avec les racines de celle-ci, connaîtra amertume des espoirs déçus. En construisant, au lieu du Royaume de Dieu, une tour de Babylone, elle arrivera au même résultat lamentable que les constructeurs de l’antiquité. Les rêves de liberté se retourneront en une nouvelle forme d’esclavage. Les victoires de la raison seront une menace pour la vie sur la terre, les discours sur la fraternité s’achèveront par la terreur et les guerres mondiales.

Mais après cela, à l’impuissance de l’Occident et à l’ensauvagement de l’Orient, à l’appauvrissement spirituel et moral, s’opposera l’Évangile de Jésus. Le christianisme s’affermira dans les persécutions. Entravé par ses « faux frères », il brisera ses chaînes. Comme l’a dit saint Jean Chrysostome, la foi dans le Christ se renouvelle éternellement.

Cela se produit parce que le Fils de Dieu est réellement présent dans la vie de l’Église. C’est en lui que réside la force supra-humaine de l’Église. C’est pourquoi, à chaque époque, nous trouvons un christianisme dynamique, vivant, ouvert, tourné vers l’attente du Royaume de Dieu. Il est indestructible bien que toutes les légions de l’enfer tentent de le tuer, de le figer, de le rendre servile et sans vie. Revêtu du Christ, il continuera sa route en sachant que la volonté du Père doit s’accomplir sur la terre comme au ciel.

La présence de deux pôles à l’intérieur du christianisme empirique est facile à saisir à partir d’un exemple emprunté à l’art. Si le Christ Pantocrator, regardant sévèrement du haut des vielles cathédrales, est, dans une certaine mesure, la projection de nos peurs et de nos espoirs cachés, de notre désir de nous abriter derrière un maître qui punit et qui gracie, en revanche, les représentations de la crucifixion nous parlent de tout à fait autre chose. Nous y voyons le Fils de l’Homme passé par toutes les souffrances du monde et appelant à sa suite tous les véritables croisés ( et non ceux qui pillaient les villes et massacraient leurs habitants ). En lui, selon la parole du prophète, il n’y avait « ni beauté ni éclat. » Il se donne en entier, triomphant dans la souffrance et l’emportant dans la mort.

Il a promis que ses disciples feraient des signes plus grands que ceux qu’il a accomplis lui-même durant sa vie terrestre. Il leur a promis un pouvoir total sur les lois du monde naturel. Mais cela ne peut être atteint si l’on n’accomplit pas le nouveau commandement du Christ, celui de l’amour et de l’oubli de soi. Dès ses premiers pas, l’Église prendra conscience de la place centrale de ce commandement, ainsi qu’en témoigne l’hymne de l’apôtre Paul :

 « Quand je parlerais les langues des anges et des hommes,
si je n’ai pas de charité,
je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit.
Quand  j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science,
quand  j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes,
si je n’ai pas la charité je ne suis rien.
Quand je distribuerais tous mes biens et aumônes,
quand je livrerais mon corps aux flammes,
si je n’ai pas la charité,
cela ne me sert de rien."

Le renoncement à soi apportera au christianisme des fruits abondants. De même que la vie résiste à la désagrégation de la matière, l’amour combattra les éléments démoniaques qui s’emparent des hommes. Voilà pourquoi la religion de l’avenir est contenue dans l’Évangile.

L’amour chrétien, dit Teilhard de Chardin, est incompréhensible pour ceux qui n’en ont pas fait l’expérience.
Telle est la nature du phénomène que Johann Arndt et plus tard Tikhon Zadonski appelleront le christianisme véritable. Il est facile de le découvrir dans l’histoire. Lorsque l’Église, en tant que conscience de la société, prendra la défense du faible et luttera contre l’injustice et les guerres, quand elle conservera l’héritage spirituel des peuples en affirmant la dignité humaine de la femme, de l’esclave et du serf, elle sera un instrument authentique de Dieu. Lorsque l’apôtre Paul et les autres missionnaires, surmontant d’innombrables obstacles, apporteront jusqu’à nos jours la nouvelle de la liberté de Dieu, lorsque Clément d’Alexandrie ou Thomas d’Aquin diront que la foi n’est pas l’ennemi de la raison, quand les apologètes des premiers siècles proclameront le principe de la tolérance, lorsque saint Martin et saint Nil de la Sora condamneront l’exécution des hérétiques, quand le métropolite Philippe de Moscou ou Dietrich Bonhœffer se feront tuer dans la lutte contre la tyrannie, quand les Pères de l’Église dénonceront ceux qui s’enrichissent indûment et qualifieront de bande de brigands un État négligeant le droit, quand les martyrs de tous les pays et de tous les temps, de Rome, du Japon, de Russie, du Mexique, d’Allemagne, d’Éthiopie et d’Albanie scelleront de leur sang leur fidélité au Christ, ils feront apparaître le christianisme authentique.

Chaque âme qui choisira le chemin épineux de la sainteté témoignera du Dieu-Homme sur la terre. Ce faisant, cette sainteté n’aura rien à voir avec un moralisme sec. Elle manifestera la vie avec le Christ ou dans le Christ. Son centre est le calice du Seigneur d’où coulent les torrents de grâce illuminant l’Église.
La sainteté chrétienne est inséparable de la prière et du service. En priant pour le monde, les hommes de prière en purifieront l’atmosphère morale, ils créeront des foyers de spiritualité dont le rôle ne saurait être surestimé. Ils vaincront la tentation manichéenne de la négation du monde. Tout au long des siècles, d’innombrables chefs-d’œuvre de l’art, d’innombrables travaux scientifiques et philosophiques sortiront des monastères. Et ce ne sera pas par concession au monde. Selon saint Jean de la Croix, l’incarnation a élevé l’homme et, en lui, toute créature jusqu’à la beauté divine. Saint François d’Assise, cet errant « fiancé à la pauvreté », proclamera la joie et l’amour de toute la nature et, après des siècles de peur, fera, en quelque sorte, redécouvrir l’Évangile à l’Europe. Saint Séraphin de Sarov, en répétant dans ses forêts le chemin des Pères du désert de Syrie et d’Égypte, restera libre de tout pessimisme fanatique. La gaieté n’est pas un péché, enseignera-t-il, elle chasse le découragement. Or, nous n’avons pas de raison de nous décourager parce que le Christ a tout vaincu.

De nombreux moines, en renonçant à eux-mêmes, donneront de grands exemples d’amour ; la flamme mystique ne les éloignera pas du prochain. « Si tu t’es élevé jusqu’au septième ciel et que ton frère a faim, dira le Flamand Reysbruck, redescends sur la terre et prépare lui à manger. »

En choisissant de vivre parmi les lépreux de Polynésie, Damien de Veuster appartiendra à cette multitude d’imitateurs du Christ qui, dans tous les coins de la terre, soigneront les malades, élèveront les orphelins, sauveront les persécutés, consoleront ceux qui souffrent, rejoindront, comme Thérèse de Calcutta et les disciples de Charles de Foucault, les criminels et les parias dans leurs taudis.

Lorsqu’au XX-ème siècle, des hommes et des femmes comme Maximilien Kolbe ou Mère Marie, en héros de l’Église, se sacrifieront pour leurs frères et sœurs dans les camps de concentration, ce sera un témoignage de l’énergie morale inépuisable du christianisme et même plus, de sa croissance par rapport aux époques antérieures. La source de cet esprit de sacrifice semble une énigme indéchiffrable. Il est en effet si difficile à l’homme de sortir du cercle fermé de son ego, de s’élever au-dessus de l’égoïsme et autres maladies de l’âme. Mais la Bonne Nouvelle réside précisément en ceci qu’avec la venue du Christ, le monde est entré dans une ère nouvelle, les gens pouvant être transfigurés par la grâce de l’Esprit, qui nous est donnée à travers Jésus-Christ.

Le christianisme est religion du salut. Cependant le salut ne se réduit pas pour lui au destin des âmes prises séparément après la mort. Il doit englober toute la création divine, et c’est seulement l’union avec le Christ qui rend les hommes porteurs d’une existence supérieure, qui les aide à ne pas rejeter, mais à sanctifier le monde, à le faire communier à la vie divine, à rendre au Créateur ses talents multipliés...
 
 

Office Catholique d'Information et d'Initiative Pour l'Europe,
Journées d'étude, Mai 1996
En lien avec la faculté de théologie de Strasbourg.
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