Deux conceptions du christianisme
Dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski met en scène deux figures antinomiques : le starets Zossime et son opposant Théraponte. Le starets Zossime apparaît comme un personnage lumineux, un homme aux vues larges et éclairées sur le monde, le destin de lhomme, le rapport de lhomme à létérnité et à Dieu. Certains critiques littéraires pensent que Dostoïevsky à pris pour le modèle le fameux starets Ambroise dOptina, qui a été canonisé par lEglise orthodoxe russe au moment du millénaire de la christianisation de la Russie. [ ]
Le monastère Optina nétait pas typique. Il a constitué une exception dans lhistoire de notre Eglise. Cest justement cela qui y attirait les représentants de notre culture, Khomiakov, Kiréïevski, Dostoïevski, Soloviev, Léon Tolstoï, Léontiev, Serge Boulgakov et de nombreux autres penseurs. Ceux-ci ne cherchaient pas à aller dans d'autres monastères; l'étonnante originalité d'Optina les attirait. [...]
Les starets et les moines de ce monastère partageaient les soucis des intellectuels de leur temps. Tolstoï et Dostoïevski pouvaient discuter avec eux non seulement de leurs difficultés personnelles, mais des problèmes de toute l'humanité, de toute la culture. C'est pour cela, précisément, que Dostoïevski a créé son starets Zossime en ayant lil sur Optina. Ce monastère représentait pour lui une alternative, une ouverture, une conception ouverte de l'orthodoxie et du christianisme.
Dans le monastère du roman de Dostoïevski, nous voyons un autre homme : le starets Théraponte. Un fameux ascète, un puissant vieillard, vêtu d'un manteau de soldat avec un ceinturon, comme un mendiant. Il déteste le starets Zossime ; même le jour de sa mort, il ne se gène pas de venir près de son cercueil pour l'accuser. Si vous ne l'avez pas encore fait, lisez ce grand roman - épopée. Dans le cadre d'une seule et même orthodoxie, d'une Église, d'une culture, d'un monastère, vous verrez s'affronter violemment deux forces totalement antagonistes. (le phénomène créé par l'écrivain nous fait comprendre qu'à l'intérieur de la culture chrétienne, tout n'est pas uniforme, tout ne petit pas être réduit à un seul schéma.
Je ne parlerai pas de toutes les divisions que le monde chrétien a connues en vingt siècles, ni de la rupture, au temps des premiers conciles, entre ariens et orthodoxes, entre orthodoxes et monophysites. Je ne parlerai pas non plus du grand et tragique schisme entre le monde chrétien d'Occident et celui d'Orient, c'est-à-dire le catholicisme et l'orthodoxie. [...] Là aussi, deux conceptions du christianisme se sont affrontée, comme, plus tard, en Occident, s'opposeront le catholicisme et le protestantisme, lui-même traversé de plusieurs courants. [...]
La culture orthodoxe repose sur deux traditions. La première, dès le début la plus importante, c'est l'Évangile, la doctrine et la proclamation du Dieu-homme, c'est-à-dire du mystère de l'Éternel et du mystère de l'homme. Cette doctrine estime que l'homme est, aux yeux du Créateur, un être exceptionnellement important et élevé. Elle affirme que l'être humain s'élève au-dessus de tout le monde créé, parce que lÉternité elle-même est entrée en contact avec lui, parce qu'il est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, qu'en lui existe ce qu'on pourrait appeler un programme de développement : d'un être apparenté aux animaux, il doit devenir un être apparenté au ciel.
La seconde tradition, elle, est née dès avant le christianisme. C'est la tradition de la pratique ascétique. Une tradition exceptionnellement importante qui comprend une grande expérience d'introspection, de prière intérieure, de travail sur soi pour faire grandir la personne. Originaire surtout d'Inde et de Grèce, adoptée par l'Église quelques siècles après la manifestation sur terre du Christ, elle tend à considérer le monde extérieur comme une chose étrangère, hétérogène, une réalité dont il fallait s'écarter, à l'égard de laquelle il convenait de prendre ses distances.
Cette attitude se justifie-t-elle ? Bien sûr. Chacun de nous sait avec quelle énergie l'homme qui cherche la profondeur, le silence, la contemplation, la sagesse éternelle, doit s'écarter de la vanité, du bruit, de la vie superficielle et sans utilité qui l'entourent pour se trouver lui-même. Concentrée sur certaines paroles de l'Évangile, arrachées, il est vrai, à leur contexte «N'aimez pas ce qui est dans le monde» (1 Jn 2, 15 ) cette tendance a d'abord fait valoir ses droits dans les milieux monastiques, dans des courants particuliers de l'Église. Puis, à mesure qu'elle se renforçait, grâce à son énergie spirituelle, elle s'est imperceptiblement imposée, au point de quasiment occulter le principe et la source de la divino-humanité. Or, si dans les évangiles il est dit : « N'aimez pas le monde», il est dit aussi que « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour le sauver » (Jn 3, 16). [...]
Dans la pratique, cette attitude ascétique sest révélée plutôt problématique. Le christianisme qui ne se considère pas du monde, qui se veut étranger au monde qui lentoure, à lhistoire, à la création, à la culture, sest certes développé selon sa propre voie. Mais il na pu être conséquent jusquau bout. Il a crée, lui aussi, des valeurs culturelles. Les monastères, tout ascétique que soit la vie entre leurs murs, ont produit des grands peintres, des chroniqueurs, des maîtres du récit historique, des architectes. Cette culture-là sest forgée en dépit de la tendance fondamentale qui plaçait le christianisme en dehors ou au-dessus du monde.
Lhistoire de la culture russe a connu un véritable heurt entre ces deux tendances, un conflit qui sest transformé en antagonisme. Pour la société laïque du début du XIX- e siècle, ce christianisme étranger au monde sidentifiait dautant plus avec lorthodoxie que les orthodoxes eux-mêmes cédaient facilement à cette identification. Résultat : toute initiative bascula dans le camp de ceux qui étaient « du monde ». La justice sociale, lorganisation de la société, la résolution de problèmes aussi cruciaux que le servage, tout devint du ressort de lÉtat, fut soustrait à lÉglise. Comme si ces questions avaient perdu tout intérêt pour les chrétiens. Cest ainsi que naquit lindifférence envers ce monde qui passe et quapparut un pénible schisme intérieur.
Durant tout le XIX- e siècle encore que le processus ait commencé au XVIII-e siècle ce schisme na cessé de sapprofondir. Même les écrivains chrétiens comme Dostoïevski connaissaient mal la vraie tradition de lÉglise. Et que dire des représentants de lÉglise qui étaient loin du monde profane ? Il sest développé deux langues différentes, comme étrangères lune à lautre, au sens propre du mot : une langue déglise et une langue du monde. La langue ecclésiastique à intégré quantité de «slavonismes» [ ], raison pour laquelle les traductions russes de la Bible au XIX- e siècle on vite vieilli : elles ne correspondaient pas à la langue de Pouchkine, Gogol, Tolstoï et Dostoïevski. De son côté, la langue du monde se développait de manière autonome.
C'est à cette époque, du temps de Nicolas I-er, qu'apparaît un grand auteur russe, l'archimandrite Alexandre Boukharev. Moine à la Trinité-Saint-Serge, savant théologien et bibliste, il publia L'orthodoxie et Sa relation à la modernité. Ce livre fut le premier à soulever la question des deux conceptions que nous avons évoquées, à affirmer la nécessité de les réunir. Pour l'auteur, les problèmes qui agitent l'humanité - la culture, la création, la justice sociale et bien d'autres - ne sont pas indifférents au christianisme; au contraire, les idéaux spirituels de l'Évangile peuvent jouer un grand rôle dans leur résolution.
Mais on cria haro sur Boukharev. On le dénigra
dans la presse. On le persécuta tellement qu'il finit par jeter son froc
et abandonner ses fonctions ecclésiastiques. Il travailla comme journaliste
et mourut bientôt dans la misère et l'oubli. On conserva longtemps son souvenir.
Au début du XX-e siècle, Florenski rassembla ses uvres. Nombre de
ses écrits demeurent inédits.
Plus tard, Tolstoï posa la même question, mais tout autrement. Pour lui,
l'héritage du christianisme - comme accumulation de traditions développées
à partir de l'Évangile - n'est qu'un fardeau inutile, le poids des siècles.
Il propose de tout rejeter pour revenir au noyau de départ. D'aucuns pourraient
dire qu'il a suivi les orientations du protestantisme. Ce n'est pas exact,
car Tolstoï, en tant que penseur, n'a jamais été chrétien. Il avait une
autre forme de pensée, proche des doctrines orientales de l'Inde et de la
Chine. C'est pourquoi son conflit avec la théologie et avec l'Église ne
s'apparente pas à une opposition entre deux conceptions du christianisme
; il faut plutôt le considérer comme un phénomène connexe.
Quant à Vladimir Soloviov, grande figure de la philosophie mondiale, il sut, à une époque où le matérialisme et le positivisme régnaient en maîtres, aborder d'une manière percutante le problème des valeurs spirituelles et toucher les cercles les plus cultivés de son temps. Des personnalités aussi universelles sont extrêmement rares. Soloviov réunissait en lui le poète et le critique, le philosophe et le théologien, l'historien de la philosophie et le journaliste.
Dans ses Leçons Sur la divino-humanité, Soloviov a posé cette question : la Bonne Nouvelle du Christ n'est-elle qu'une méthode individuelle pour le salut de l'âme ? N'est-elle que la voie personnelle de chaque homme, qui se perfectionne pour obtenir après sa mort la béatitude éternelle ? Si c'est le cas, le christianisme ne se différencierait pas des autres systèmes religieux ; ne trouve-t-on pas, en effet, la même idée dans l'islam et dans les religions orientales ? Soloviov adopte un tout autre point de vue. Pour lui, le christianisme est la ligne qui unit le supérieur et l'inférieur, le divin et l'humain. Si la spiritualité chrétienne est divino-humaine, cela veut dire que rien dans l'histoire ne lui est indifférent. Cela signifie que l'idéal chrétien peut tout intégrer, aussi bien les problèmes sociaux et moraux de la société que l'art. Soloviov a créé une grande synthèse pour que les deux conceptions du christianisme retrouvent leur unité intrinsèque.
Au XX- e siècle, le successeur de Soloviov est
Nicolas Berdiaev.
Un esprit puissant, un penseur lumineux et audacieux. Il est connu dans
le monde entier, des congrès sont organisés pour étudier sa pensée. Malheureusement,
les livres de Berdiaev n'étaient pas édités en Russie et presque personne
ne connaissait son nom.
Berdiaev a écrit quelques articles qui avaient le titre de notre entretien
d'aujourd'hui : «Deux conceptions du christianisme».
Il a affiné et formulé ce thème. Il l'a considéré sous deux points de vue
en apparence antagonistes : le salut et la création.
Certains chrétiens considèrent que le plus important est le perfectionnement intérieur, donc le mouvement vers le salut, et ils rejettent tout le reste. Pour eux, la puissance créatrice de l'homme est restée dans le monde, en dehors de l'Église, comme privée de l'esprit, de la lumière contenue dans la dynamique des évangiles. Sous l'influence de cette vision des choses, l'homme, curieusement, s'est mis à s'abaisser. L'humilité - ce grand mot dont nous parle le Christ - est devenue synonyme de compromis, de pitoyable esprit de conciliation, d'accord avec le mal : s'humilier, c'est reconnaître le mal. D'où la non-acceptation des protestations, quelles qu'elles soient, le refus de tout geste audacieux.
Il y a dans cette conception un abaissement de l'homme qui pique au vif Berdiaev. D'une part, dit-il, toute relation avec le mal profite, en fin de compte, au mal ; bien que le Christ dise de lui-même qu'il est doux et humble de cur, il n'a jamais enseigné à pactiser avec le mal. D'autre part, pour lui, la foi et la spiritualité doivent élever l'homme, le redresser, parce que l'homme est l'image de Dieu, un être supérieur. L'Évangile contient aussi un enseignement sur l'homme. Il parle de la grandeur de l'homme sur lequel tombe la lumière du ciel. C'est pourquoi Berdiaev définit l'humilité tout autrement, comme une ouverture à tout, comme la disposition à accepter un autre point de vue, à écouter, à entendre la voix de l'homme et la voix de Dieu. L'humilité est aux antipodes de l'orgueil qui n'entend que lui-même. L'orgueil est refermé sur soi, il se dévore, il vit dans son monde, dans sa prison. Berdiaev a essayé de trouver l'unité entre les différents courants antagonistes qui déchiraient l'Église. Malheureusement, la tendance au conflit demeure encore aujourd'hui. [. . . ]
Pourquoi est-il important que nous sachions cela, nous tous, croyants et incroyants ? Parce qu'aujourd'hui, en rendant à notre culture certaines valeurs perdues ou à demi oubliées, nous retrouvons les valeurs créées par l'Église orthodoxe russe et le christianisme au fil des siècles. Les gens, souvent, ne voient que confusément la richesse et le caractère profondément contradictoire du phénomène chrétien. Ils considèrent le christianisme comme un corps homogène, l'Église comme porteuse d'une opinion officielle bien définie, avec un système idéologique précis et bien élaboré, en théorie et en pratique. Et quand ils découvrent les tendances, diverses et contradictoires, qui sont apparues à travers leur histoire, ils sont découragés. Qu'on veuille marcher sur le chemin du christianisme ou qu'on s'y intéresse simplement comme phénomène culturel, il faut tenir compte de cette diversité si on désire le comprendre objectivement et pouvoir s'y orienter.
Dans les périodes de gels ou de troubles sociaux,
comme pendant les guerres, les gens se divisent vite en deux catégories
: « nous » et les autres, les croyants et les incroyants, etc.
C'est un schéma réducteur qui perdure pour ceux qui ne font qu'entrer superficiellement
dans lÉglise. Or, pour un vrai chrétien, un païen éloigné de l'Église
peut se révéler plus proche de lui qu'un de ses coreligionnaires. C'est
un paradoxe, mais c'est ainsi, parce que le christianisme n'a pas une interprétation
unique qui lui serait totalement adéquate.
En fait, les deux tendances apparemment antagonistes et irréconciliables dont nous avons parlé - un christianisme qui n'est pas du monde et nie la culture, un autre christianisme qui tend à participer à la création culturelle - ont autrefois été unies dans l'Église. Mais il y a longtemps. Quand, pour la première fois, le christianisme est descendu dans l'arène du monde antique, il s'est trouvé confronté à cette question : que faire de cet héritage ? Que faire de la philosophie, de l'art, de la littérature, de l'immense édifice de la culture antique? Tout cela n'est-il que déchets ? Tout cela a-t-il fait son temps ? Faut-il tout liquider?
Nombreuses étaient les personnes de cet avis,
prêtes à agir dans ce sens. Mais la réponse des «classiques» de la pensée
chrétienne - ceux qu'on appelle les Pères de l'Église - fut, à l'inverse,
positive. Le christianisme peut et doit être ouvert à toutes ces activités.
C'est parce qu'ils étaient ouverts que les pères de l'Église ont été le
plus souvent des écrivains, des penseurs, des poètes, des personnalités
publiques qui ont marqué leur temps. Ils ne considéraient pas les activités
humaines et les problèmes du monde comme étrangers ou indignes du christianisme.
Ainsi, saint Jean Chrisostome non seulement a réfléchi sur l'inégalité,
mais il a combattu l'oppression sociale, la répartition injuste des biens
matériels. Au IV- e siècle, saint Augustin écrit qu'un État sans loi ne
diffère en rien d'une bande de brigands. Saint Basile le Grand,
lui, publie un texte consacré spécialement à la valeur de la littérature
païenne pour les jeunes chrétiens . Vous trouverez également chez saint
Grégoire le Théologien de merveilleuses lettres humoristiques, des vers
qu'il écrirait à son ami. [...]
Dans cet immense patrimoine des Pères de l'Église, il y a cependant un chapitre particulier : l'héritage des Pères du désert, des moines. Il a été rasssemblé dans l'immense recueil de la Philocalie. Un livre merveilleux, éternel, qui peut apporter beaucoup. Malheureusement, cette tradition a éclipsé tout le reste et l'héritage des saints Pères a été perçu comme une négation de la culture, alors qu'en fait il en va tout autrement. La voie philocalique, en réalité, était d'abord destinée aux personnes qu'on appelait « solitaires » - en russe «inok», c'est-à-dire qui mène une vie autre. Le solitaire est celui qui vit consciemment hors du monde, non parce qu'il méprise le monde, mais parce qu'il a fait le choix d'une autre voie.
Depuis la fin du siècle passé, on observe un retour de la pensée chrétienne à la tradition des Pères de l'Église ; c'est, en fait, le retour du christianisme à un modèle ouvert, qui participe à tout le mouvement de la société humaine. Berdiaev a appelé ce processus «l'ecclésialisation du monde». Comprenons-nous bien : ce mot ne signifie pas que certains éléments historiques de l'Église sont imposés à la culture profane mondiale. Non, cela veut dire que le profane n'existe pas.
Je ne sais pas, moi, ce qu'est le profane. C'est un terme historique conventionnel. [...] Pour moi, il n'y a pas, d'un côté, une littérature sacrée et, de l'autre, une littérature profane. Il y a une bonne littérature - inspirée - et une autre littérature, mauvaise, d'où l'esprit est absent. Une littérature véritablement bonne peut toujours être reliée à une spiritualité élevée, à des problèmes éternels.
Toutes les formes d'art et les aspects les plus divers de la création sont concernés. Le christianisme ne craint rien de tout cela. Il est ouvert. Le modèle étroit, détaché du monde, est un héritage du passé; c'est le Moyen Âge - au sens négatif du mot - qui, malheureusement, perdure encore aujourd'hui ; souvent il attire les néophytes qui ont l'impression de devenir de véritables chrétiens en mettant sur la tète un fichu noir et en trottant menu comme un volatile. Rien de tout cela n'est nécessaire. Ce n'est qu'une parodie, une caricature.
L'intérieur et l'extérieur se trouvent dans une relation très complexe. Nous avons tendance à affirmer : « J'ai tout ce qui est spirituel en moi, je n'ai besoin de rien d'extérieur. » C'est une grave erreur, car l'homme exprime toujours, d'une manière ou d'une autre, tout ce qu'il ressent. Il ne peut rester un esprit désincarné, affichant une indifférence totale tout en vivant quelque chose au plus profond de son âme. Non, tout s'exprime, s'incarne dans le geste, la mimique. Le corps et l'âme vivent ensemble leurs émotions.
Cependant, ce qui est extérieur comme le rite - a, comme un récif, quelque chose de perfide : il tend à se transformer en un principe autosuffisant. C'est très bien qu'une personne, se concentrant devant la face de Dieu, fasse le signe de croix. Mais, peu à peu, elle aura tendance à oublier l'essentiel et à continuer à se signer d'un geste automatique. Dans le peuple, les mots « prier » et « se signer» sont devenus synonymes. Quand une grand-mère dit à son petit-fils : « prie », elle ne vise pas du tout son cur. Elle attend de lui qu'il bouge sa petite main pour faire des signes de croix. C'est là qu'imperceptiblement l'extérieur commence à supplanter l'intérieur.
Est-ce une menace pour le christianisme ? Aucunement. Ce n'est pas un danger spécifique. Le mécanisme pharisien est à luvre dans tout mouvement spirituel. Parce que l'extérieur est toujours plus simple. Ainsi, les pharisiens des temps évangéliques observaient des milliers de rites, mais l'intérieur, le spirituel, restait souvent mort. Cette piété extérieure du pharisien se manifeste où elle veut et quand elle veut.
En fait, c'est dans la dialectique des deux éléments - l'extérieur et l'intérieur, l'ouverture au monde allant de pair avec la vie spirituelle - que réside la vérité la plus profonde de la Bible. Si nous y sommes attentifs, nous trouverons au bout du compte la formule principale, ultime. Par la force des choses, étant donné le but suprême qu'elle poursuit, une communauté spirituelle doit être quelque peu en retrait; mais, en même temps, elle doit rester ouverte à tous et au monde entier.
La fondation de l'Église remonte aux temps de l'Ancien Testament. Lorsque Dieu a appelé Abraham, il lui a dit : « Quitte ton pays et la maison de ton père, et deviens un errant » (Gn 12, 1) C'est une mise en retrait. Mais en même temps il lui a dit : « À travers toi seront bénies toutes les tribus et les peuples de la terre» (Gn 12, 3). Il y a là une antinomie, un paradoxe biblique qui reste vivant aujourd'hui encore.
Oui, celui qui veut grandir spirituellement doit construire un rempart autour de son âme ; sinon le bruit du monde va tout occulter. Mais, simultanément, il ne doit pas rendre cette barrière étanche, sinon il va transformer sa spiritualité en un vase clos, un tout petit monde étouffant avec ses veilleuses, un microcosme dans lequel l'esprit ne peut vivre. La vie spirituelle est comme une inspiration et une expiration, comme un dialogue avec de nombreuses personnes et avec une seule. C'est une synthèse qui allie l'isolement et la communication, unit le jour et la nuit.
La conclusion, pour moi, est claire : aucune des deux conceptions que nous avons présentées n'est un égarement, mais aucune non plus n'est le tout du christianisme. Chacune prend un aspect et le développe de manière unilatérale. Seule la synthèse apporte la plénitude et la vie.
Florenski, le célèbre théologien et philosophe, disait que la vérité, à l'origine monolithique, avait, en tombant dans notre monde, éclaté en de multiples éléments contradictoires. Nous ne voyons que ce monde morcelé, tandis que quelque part, dans la plus haute dimension, s'unit ce qui est paradoxal, impossible à unir, antinomique. Tel est le mystère de la vie. Tel est le mystère des deux conceptions du christianisme.
Je souhaite que cet exposé vous ait fait sentir que la diversité, la contradiction au sein même de lÉglise du Christ et, a fortiori, entre les différentes confessions chrétiennes - protestante, catholique et orthodoxe - n'est pas une cassure, une dislocation, mais seulement la manifestation des parties d'un tout unique à appréhender dans sa profondeur. Alors sera uni ce qui nous semble impossible à unir. Alors la source, la source profonde de la vie spirituelle ne nourrira pas seulement une âme séparée ou un petit groupe d'âmes séparées dans leur vécu émotionnel, mais, sortant des limites de ce donné personnel, elle deviendra pour nous une force communautaire, une force sociale, une force qui nous aidera à vivre dans ce monde, à y assumer notre dignité d'homme et à y faire rayonner la lumière que nous avons reçue, avec d'autant plus de force que nous communions à la lumière divine. [...] Il me semble que ce pluralisme, cette confrontation de différentes interprétations, constitue un présupposé important pour la vitalité du christianisme. Peut-être le christianisme s'est-il providentiellement fractionné en différentes tendances ; autrement, il serait sans doute devenu homogène et contraignant. Connaissant la tendance des êtres humains à l'intolérance, Dieu les a divisés pour que chacun, à sa place, dans son jardin, fasse croître ses fruits.
Viendra le temps où cette moisson sera rassemblée
en un seul grand champ, qui conservera tout le meilleur de la culture spirituelle
de l'homme et, à l'intérieur de l'homme l'image et la ressemblance de Dieu.
Conférence donnée le 25 janvier 1989 à Moscou.
Traduction Françoise Lhoest et Hélène Arjakovsky-Llépinine
"Le christianisme ne fait que commencer", Edition
du Cerf, Paris 1996