Christianisme et créativité
Beaucoup de gens pensent qu'en devenant chrétiens, en entrant dans le cercle de la vie spirituelle chrétienne, il faut renoncer complètement à l'art. Comme s'il y avait une ligne de démarcation entre le christianisme et l'art. Comme si la création artistique était mauvaise, entièrement de l'ordre du monde déchu. Pour ces gens-là, un vrai chrétien ne doit pratiquer ni la peinture, ni la littérature, ni aucune autre forme de création, à l'exception peut-être de la peinture ou de l'architecture religieuse. Cette idée est si répandue qu'il convient d'y réfléchir.
Qu'est-ce qui suscite l'art ? Est-ce que ce ne sont pas des élans spontanés, jaillis de l'âme de l'homme qui veut édifier son univers, créer un monde nouveau qu'il sent mûrir en lui, et qui - pour cela - réalise une fusion entre ses émotions, ses visions intérieures et la réalité naturelle et sociale qui l'entoure ? Une telle aspiration a toujours été organiquement liée à la vie philosophique et religieuse de l'homme. Car, en profondeur, dans son subconscient, l'homme cherche l'absolu. Et devant l'éternité, il éprouve les émotions les plus extrêmes, les plus profondes.
Le problème, c'est que dans le monde terrestre, créé, humain, il n'y a rien d'absolu ; l'absolu ne fait que s'incarner partiellement. En cherchant l'absolu dans les valeurs terrestres, l'homme est le plus souvent déçu. Il arrive à la triste conclusion que ce n'est pas ce qu'il voulait, ce à quoi il aspirait. Tout culte, que ce soit celui de l'art ou de l'amour, conduit donc à une crise quand il est limité à lui-même.
Ce désenchantement, cependant, n'advient pas lorsque l'art, la création culturelle, prend sa vraie place, organique. Il n'y' a alors ni illusion ni cataclysme intérieur. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder le passé. Que ce soit le bison ou le mammouth peint sur les murs de la grotte d'Altamira, le Parthénon bâti sur le rocher de l'Acropole, les élégants motifs décoratifs sur les temples de l'Inde, les jeux du soleil sur les mosaïques byzantines ou ceux de la lumière à travers les vitraux des cathédrales du Moyen Âge, nous sommes toujours devant le reflet, l'incarnation humaine de la vie spirituelle. Il s'agit toujours d'un phénomène issu d'un profond sentiment religieux. L'homme crée toujours sa maison, son temple, ses tableaux et même les objets quotidiens selon sa vision de l'éternité et de la nature qui l'entoure, selon la manière dont il se voit lui-même, intérieurement. Florenski, par exemple, disait qu'on peut juger de l'essence d'une civilisation à travers la mode féminine. Ce noyau spirituel se manifeste dans tous les domaines. [...] Aucune forme n'est fortuite; toutes les formes reflètent l'esprit, la foi de l'époque. [...]
En venant dans le monde, le christianisme a cherché à remplacer toutes les formes de culte de la nature. Ce fut un processus très douloureux, commencé dès l'Ancien Testament. Car l'homme, pendant des millénaires, s'était uni à la nature, dans laquelle il voyait un principe divin. Subitement, à un moment exceptionnel de l'histoire de l'humanité et pour des raisons historiques, sociales et économiques inexplicables, l'Esprit est entré dans la vie et la culture du genre humain. Les hommes en ont pris conscience tout de suite. Des grands maîtres sont apparus comme Confiucius, Lao Tseu, Tchouang Tseu, Bouddha, Zarathoustra, les prophètes d'Israël, les philosophes grecs et gréco-romains. Ces maîtres, qui arrivent presque en même temps dans différents pays, géographiquement, socialement et culturellement éloignés les uns des autres, ont mis en mouvement la lave figée de la culture humaine.
Ainsi, de nouvelles formes de spiritualité sont nées. Celles-ci ont d'abord proclamé que derrière la réalité, forte et intérieurement multiple, de la nature et de la vie, il existait une réalité spirituelle invisible et indescriptible. Une réalité dont on peut seulement dire ce qu'elle n'est pas. Ainsi, les auteurs des Upanishads affirment que l'Absolu est "nèti-nèti ", c'est-à-dire ni ceci ni cela. Ainsi, également, les prophètes bibliques déclarent que Dieu est kadosh, saint, c'est-à-dire comparable à rien de terrestre ni de créé. C'est pourquoi enfin les maîtres chinois disent que le "suprème", le "tao" ne peut être appelé d'aucun nom terrestre, parce que tout nom prononcé est déjà un nom terrestre, non éternel. C'est par cette affirmation que commence le traité Tao-to-King. Nous touchons là à la contemplation mystique, la compréhension philosophique profonde, l'extrémité des efforts humains pour atteindre la profondeur de la vérité. Cela existe dans de nombreuses cultures.
Une fois découvert le Royaume éternel de l'Esprit, l'homme n'a pas renoncé à parler du spirituel en langage symbolique. Il en a résulté de nouveaux courants de culture, de nouvelles formes d'art. [...]
L'enseignement biblique est allé plus loin. Il a révélé la spiritualité supérieure du divin et exigé que l'art figuratif n'y porte pas atteinte. Entre la représentation symbolique du divin et le refus iconoclaste de celle-ci par l'Ancien Testament, une sorte de dialectique est née. Un nouveau terreau est apparu, qui a permis l'éclosion du christianisme.
Le christianisme est la religion de l'incarnation. Dès lors, à la différence du bouddhisme qui considère la création du monde comme une erreur, une chose inutile qui ne devait pas être et doit en fin de compte disparaître complètement, il ne nie pas la matière, le monde, la nature, la valeur de la création. [...] Pour la Bible et le christianisme, l'être est une création de Dieu, le fruit de sa volonté, tout imprégné de son amour. De même que, dans l'Ancien Testament, les lions demandent à Dieu leur pâture et, consciemment ou non, tout ce qui respire loue et glorifie le Seigneur, dans le Nouveau Testament, chaque oiseau est précieux aux yeux de Dieu. Aucun oiseau ne tombe sur la terre sans la volonté de Dieu. C'est une image, bien sûr, mais nous devons en comprendre le sens : le monde est beau parce qu'il est la création de Dieu !
À partir du moment où le principe divin s'est incarné, il a sanctifié une deuxième fois le monde. Non seulement parce qu'il l'a créé, mais aussi parce qu'il lui est devenu immanent. " Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous". Le Verbe, le Logos, est devenu chair, c'est-à-dire homme. La chair, en hébreu "basar", en grec "sarx", c'est l'homme. Et il a habité parmi nous. " Eskènosè ", en grec, veut dire qu'il a planté sa tente parmi nous. C'est l'éternel rêve de l'Ancien Testament, que Dieu vivra parmi les hommes dans son arche, sous sa tente !
Par-là même, la vie a été sanctifiée. En foulant la terre de ses pieds, le Christ l'a sanctifiée. En devenant homme, notre frère, il a sanctifié le genre humain. En aimant les fleurs et toute créature, il a sanctifié toute la création. Dans ses paraboles, le Christ dit que le bon pasteur - le pasteur digne de ce nom - donne, doit donner sa vie pour ses brebis. Cela signifie qu'il approuve que l'homme risque sa vie pour ses brebis. [...]
Le Christ compare donc les gens à des brebis qu'il aime. Il compare la beauté de la fleur à la richesse du palais du légendaire roi Salomon. L'incarnation, la religion de l'incarnation, est la religion de l'adoration de la créature. Le christianisme met fin, en le dépassant, à l'antagonisme entre, d'un côté, le paganisme qui divinise la nature et, de l'autre, les doctrines mystiques qui rejettent la nature et la chair. Il s'élève au-dessus de la chair et, en même temps, la sanctifie. Il accomplit deux pas : l'un pour s'écarter de la chair et de la nature, l'autre pour s'en rapprocher et y revenir. [...]
L'Évangile ne nous dit rien de concret sur la création, sur l'art. Il semble en appeler uniquement à la vie intérieure, spirituelle et morale, de l'homme. Mais cela change, évolue, quand il commence à se répandre, qu'il entre dans l'histoire. Dès lors, une question se pose : la création, l'art, la littérature, la poésie sont-ils nécessaires? Oui, répondent les Pères de l'Église. Cette attitude positive manifeste un esprit véritablement chrétien.
Très vite, de nombreux Pères de l'Église créent des hymnes sur le modèle égyptien. La peinture chrétienne apparaît dès les II-e et III-e siècles. Dès lors, l'art n'abandonnera plus l'histoire de l'Église. Même les courants du christianisme qui ont renoncé à l'iconographie et à la peinture conservent un lien avec l'art, qu'il soit musical, vocal ou architectural.
Dans le débat sur la relation entre le christianisme et l'art, l'Église et la peinture (ou d'autres formes d'art), il me semble vain d'opposer des opinions personnelles. Il vaut mieux considérer la tradition de l'ensemble de l'Église, les mille, voire deux mille ans d'histoire de notre Église. Quand celle-ci a-t-elle existé sans création, sans art, sans peinture, sans architecture, sans musique? Bien des choses ont été détruites, certes. Mais tant qu'il existe, un centre spirituel crée et créera toujours, de toute manière, de nouvelles uvres.
N'y a-t-il pas dans l'art une séduction, une source d'orgueil, des éléments démoniaques ? Me demanderez-vous. Bien sûr. Les exemples sont évidents. Toutefois, ce n'est pas la création, l'art ou la nature qui sont en cause, c'est nous-mêmes. C'est nous qui abîmons la nature, nous qui utilisons la peinture et la poésie pour créer des " fleurs du mal ". De même, plus largement encore, ce n'est pas la science qui est en cause, mais nous-mêmes. Ce n'est pas la science qui crée les horreurs qui aujourd'hui détruisent la nature et menacent la terre ; c'est l'homme, son mal et son péché. Si l'homme était autre, il pourrait utiliser toutes ses connaissances pour le bien.
J'ajouterai encore un point, sans doute le plus important. Un élément essentiel, métaphysique, dogmatique : nous sommes tous créés à l'image et à la ressemblance de la nature. Chacun de nous contient, récapitule en lui la totalité de la création, le monde minéral, végétal et animal. Chacune de nos cellules est exactement semblable à celle de n'importe quel animal, fleur, oiseau. [...] Nous portons en nous la nature, mais nous avons quelque chose en plus. Il y a en nous une partie - la plus essentielle, la plus centrale - que nous n'avons pas empruntée à la nature, qui n'existe pas ailleurs dans l'édifice du monde : l'esprit créateur.
Créer, c'est faire quelque chose de nouveau. Si le castor construit un barrage ou le tisserin un nid, ils répètent ce que leurs " ancêtres " ont fiait pendant des siècles. Ils répètent. Ils ne possèdent pas de raison créatrice individuelle. Le seul qui crée, c'est l'homme ! L'image et la ressemblance du Créateur dans l'homme, c'est sa raison, sa conscience, sa créativité. Priver l'homme de raison, c'est faire de lui une bête. Priver l'homme de conscience, c'est le transformer en machine. [...]
L'homme est tout différent. La conscience, c'est la perception du bien et du mal, le goût du bien et le dégoût du mal. Elle est en nous, mais il faut la cultiver. Car vous le savez bien, vous, messieurs les peintres! Il ne suffit pas d'avoir du talent. Il faut travailler ! Il faut cultiver le talent, qu'il soit musical, pictural, poétique.
Ainsi, l'école morale, la culture éthique et ecclésiale en particulier, c'est le résultat du développement de cette particularité qui nous est donnée dès le départ dans la nature. Cela concerne aussi, naturellement, la création. Priver l'homme de la possibilité de créer, c'est le priver d'un trait extrêmement important de la ressemblance de Dieu. Car il est écrit dans la Bible : " Créons l'homme à notre image et notre ressemblance " (Gn 1, 26). C'est le Créateur qui affirme cela. Quelle image et quelle ressemblance peut-il y avoir si l'homme ne crée pas, s'il estime que la création est du délire et vient du Malin?
Le Christ a demandé à chacun d'offrir son trésor, tout ce qu'il a. Vous, les artistes, vous portez aux hommes les trésors de votre cur, votre perception du monde. Vous partagez avec eux. Votre art est votre dialogue avec les hommes. Vous créez un monde nouveau, dans lequel vous invitez les autres à entrer. Dans ce monde, tout est mis à nu : votre âme avec toutes ses souffrances, ses défauts et ses joies. C'est naturellement une uvre sainte et responsable.
Le peintre doit considérer sa création
non pas comme une fonction - " j'ai envie de dessiner, un point c'est
tout " - mais comme une manière de servir le genre humain, comme une
offrande. [. . . ]
Notre but est de communier spirituellement
avec autrui, de nous comprendre, de nous rapprocher les uns des autres afin
que nos rapports génèrent la joie et l'amour. En voyant, vos tableaux, nous
communiquons avec vous. Par votre art, vous vous ouvrez à nous, vous communiquez
avec nous comme vous seuls pouvez le faire. Vous parlez de ce qui vous tient
à cur. C'est difficile, parfois même extrêmement douloureux, de mettre
son cur à nu. Mais c'est en même temps une invitation à l'amitié, à
l'amour. Et la plus grande joie pour un peintre, c'est d'être compris; cela
veut dire que la main tendue a rencontré une autre main tendue et l'a serrée.
Certes, l'art peut être inutile, pécheur, séducteur. Mais tout peut devenir occasion de péché. Même le jeûne et l'exploit ascétique peuvent devenir un objet d'orgueil. Même le sacerdoce peut se dévoyer et devenir le moyen d'une fausse affirmation de soi. Je pourrais vous donner d'autres exemples, mais à quoi bon parler du fanatisme, de l'intolérance et de la haine? Car c'est terrible quand l'homme commence à haïr au nom de la foi. Un jeune homme m'a dit qu'il avait compris le sens de l'Inquisition le jour où, alors qu'il s'indignait des violences des inquisiteurs, une vieille dame, pourtant fort savante, lui avait rétorqué : " Mais, mon jeune ami, ils brûlaient des hérétiques ! ". Cette réponse, logique, l'impressionna tant qu'il répondit : " Mais oui, au fond, ils avaient peut-être raison. " Avec cette logique aberrante, la vieille dame avait, d'un coup, sectionné la racine de la moralité du jeune homme. L'Évangile, en effet, s'oppose radicalement à toute violence ; sa doctrine de l'amour inclut la tolérance et l'ouverture. On ne peut, en son nom, commettre ce crime qu'est l'intolérance. On ne peut couper les têtes au nom de l'égalité, déporter les gens au nom de la liberté, dépersonnaliser les êtres et leur vie au nom de la fraternité. Liberté, égalité, fraternité sont des mots magnifiques. Mais il est extrêmement facile de les pervertir. L'homme peut tout déformer.
Il ne faut pas jeter l'opprobre, ni sur les belles paroles, ni sur la création, ni sur quoi que ce soit d'autre. Il faut chercher à l'intérieur de soi-même les raisons des phénomènes négatifs.
Quant au créateur, il doit créer. Il est dit dans la Bible : " Je chanterai mon Dieu tant que je serai " (Ps 103, 33). Cela doit être la devise de tout artiste, de tout poète, de tout créateur. Tant que nous respirons, nous devons créer. Et cette création peut revêtir les formes les plus diverses. L'essentiel, c'est d'édifier son esprit. Cette création-là n'a pas de fin. Ce qui est peint sur la toile, le bois, le contre-plaqué, n'est que le signe de ce qui se produit dans notre cur.
Voilà l'essentiel de ce que je voulais
vous dire sur la créativité et le christianisme.
Conférence donnée à l'exposition de peinture " Métasymbolisme ", unité de création " La Roue", le 5 février 1989.
Traduction de Françoise
Lhoest et Hélène Arjakovsky-Klépinine
"le christianisme ne fait que
commencer", Edition du Cerf, Paris 1996