CHRISTIANISME
Le christianisme a lancé un défi à beaucoup de systèmes philosophiques et religieux. Mais en même temps il a répondu aux attentes de la plupart d'entre eux. Et ce qui est le plus fort dans la spiritualité chrétienne, c'est justement non pas la négation, mais l'affirmation, l'envergure et la plénitude.
Si le bouddhisme est pénétré d'une aspiration passionnée à la délivrance du mal, d'une aspiration au salut ; si Bouddha disait que, comme les eaux de la mer sont imprégnées de sel, sa doctrine - le karma - était imprégnée de l'idée du salut, cette soif du salut, cette promesse du salut sont propres aussi au christianisme, au Nouveau Testament.
Si dans l'islam, il y a le dévouement absolu de l'homme à Dieu qui est le maître souverain du cosmos et du destin humain, nous trouvons la même chose dans le christianisme.
Si dans la conception du monde des Chinois le ciel (Tien) est quelque chose qui oriente l'homme dans sa vie, jusque dans les détails, dans les nuances différentes des traditions - cela est aussi dans le christianisme.
Si, enfin, le panthéisme affirme que Dieu est en tout, qu'il pénètre, comme une force mystérieuse, chaque goutte, chaque atome du système de l'univers, le christianisme est d'accord avec cela aussi, bien qu'il ne réduise pas l'action de Dieu à cette omniprésence panthéiste.
Mais nous serions dans l'erreur si nous pensions que le christianisme s'est formé d'une façon éclectique en réunissant en lui tous les éléments des croyances précédentes. Car en lui s'est manifesté la force colossale de quelque chose de tout à fait nouveau. Et ce nouveau n'était pas tant lié à la doctrine qu'au surgissement d'une autre vie dans notre vie quotidienne. Les grands précepteurs de l'humanité - les auteurs des "Upanishads", Lao-Tseu, Confucius, Bouddha, Mahomet, Socrate, Platon et les autres - concevaient la vérité comme le sommet d'une montagne qu'ils gravissaient avec la plus grande peine. Et cela est juste. Car la vérité, ce n'est pas une chose que l'on reçoit si facilement entre les mains, elle ressemble à une haute montagne qu'il faut gravir en respirant difficilement, en escaladant les gradins, en se retournant par moments pour voir le chemin parcouru, tout en sentant qu'il reste encore une pente abrupte à franchir. Je n'oublierais jamais les paroles remarquables sur la vérité prononcées un jour par un simple montagnard de l'Himalaya, le sherpa Tensing, qui accompagnait lAnglais Hillary dans son escalade de lÉverest : "Il faut sapprocher des montagnes avec vénératioin." En fait, il faut s'approcher de Dieu de la même façon. Pour comprendre toute leur grandeur et leur beauté, les montagnes exigent un état dâme tout à fait particulier. La vérité se refuse à ceux qui vont à sa recherche sans ce sentiment de vénération, sans être prêts à aller de l'avant malgré les dangers, les précipices et les crevasses. Une ascension, telle est l'histoire de l'humanité.Il vous serait facile de mobjecter: combien il y a-t-il de marches conduisant vers le bas? Oui, certes, de prime abord, elles ont été plus nombreuses. Des gens qui tombaient et qui descendaient la pente, qui sombraient dans l'abîme, il y a eu plus que d'autres. Mais pour nous ce qui est important, ce que, malgré tout, l'homme s'élevait vers les sommets au-dessus des nuages. C'est justement par cela qu'il est grand, l'homme, par le fait qu'il fut capable de monter là où l'on se retrouve, comme disait Pouchkine, "au voisinage de Dieu", c'est-à-dire, sur les sommets de la contemplation intellectuelle et spirituelle.
Lhomme a deux patries. L'une, c'est notre terre. Et ce point sur la terre où l'on est né et où l'on a grandi. La seconde patrie, c'est ce monde caché d'esprit, que l'oeil ne peut pas voir et que l'oreille ne peut pas entendre, mais auquel nous appartenons par nature. Nous sommes des enfants de la terre et en même temps, nous ne sommes que des passagers en ce monde. Dans sa quête religieuse, l'homme réalise infiniment mieux sa nature la plus élevée que lorsqu'il fait la guerre, laboure la terre, sème ou construit. Les termites eux aussi construisent, les singes eux aussi font la guerre - à leur façon, il est vrai, et avec moins d'acharnement que les hommes. Il existe des espèces de fourmis qui sèment, elles aussi. Mais aucun être vivant, excepté l'homme, ne s'est jamais posé la question du sens de l'Être, ne s'est jamais élevé au-dessus des besoins physiques naturels. Aucun être vivant, excepté l'homme, n'est capable de prendre des risques - et parfois même mortels - au nom de la vérité, au nom de ce qu'on ne peut pas prendre dans ses mains. Et des milliers de martyrs de tous les temps et de tous les peuples représentent ce phénomène unique dans l'histoire de tout notre système solaire.
Mais, quand nous nous tournons vers lÉvangile, nous nous retrouvons dans un autre monde. Non pas dans un monde qui nous présente le tableau des recherches passionnées, de l'élan vers le ciel, mais devant le mystère de la réponse. Le prince Siddhartha Gautama, le futur Bouddha, a passé vingt-cinq ans dans des efforts ascétiques pour atteindre à la contemplation. Le même travail intellectuel, spirituel et psychosomatique a été effectué par des yogis, des philosophes, des ascètes, mais Jésus-Christ vient, Lui, d'un simple village où Il a mené la vie d'un homme ordinaire. Il descendait vers les hommes. Chacun des grands sages se rendait compte de son ignorance. Socrate disait: «Je sais que je ne sais rien». Les plus grands parmi les saints de tous les temps et de tous les peuples se sentaient pécheurs d'une façon beaucoup plus aiguë que vous et moi nous ne le ressentons, parce qu'ils s'étaient élevés plus près de la lumière, aussi chaque tache sur leur vie et sur leur conscience leur apparaissait-elle beaucoup plus nettement que nous ne pourrions voir les nôtres sur le fond de la vie grise que nous menons. Le Christ n'a pas conscience d'avoir atteint quelque sommet que ce soit, mais Il vient chez les hommes en leur apportant ce qui est en Lui dès l'origine, par sa nature.
Je dois attirer tout de suite votre attention sur le fait que Jésus Christ n'a pas commencé à prêcher lÉvangile comme une doctrine, un système. Ce quil a annoncé aux hommes, Il l'a nommé "besora", "évangelion" en grec, ce qui veut dire "le message de la joie", "la bonne nouvelle". Quelle était donc cette bonne nouvelle? L'homme a le droit de ne pas faire confiance à l'ordre de choses dans l'univers. L'homme a le droit de se sentir étranger dans un monde ennemi. Les écrivains contemporains, tels qu'Albert Camus, Jean-Paul Sartre et d'autres ont souvent parlé de l'absurdité effrayante de l'existence. Nous sommes entourés de quelque chose de redoutable, d'inhumain, de dénué de sens, d'absurde, à quoi il est impossible de faire confiance. Un monde froid, mort ou mortifèr. Certes, je dois faire des réserves : ces écrivains, ces romanciers, ces dramaturges et ces philosophes se fondent sur la conception d'un monde sans Dieu ; prenez, par exemple, l'existentialisme athée chez Sartre ou chez Camus - ils oubliaient une chose. Lorsqu'ils disent que le monde est absurde, c'est-à-dire dénué de sens, ils ne savent cela qu'en raison d'une notion opposée qui est dans l'homme, la notion du sens. Celui qui ne sait pas ce qu'est le sens, ne sent pas et ne comprendra jamais ce que c'est que l'absurde. Il ne se révoltera jamais contre l'absurde, ne s'insurgera jamais contre lui, il vivra dans l'absurde comme le poisson dans l'eau. Et c'est justement le fait que l'homme se révolte contre l'absurde, contre le non-existence qui prouve que le sens existe.
Lantique enseignement de la Bible nous révèle que nous pouvons accomplir une révolution intérieure et dire "oui" à l'existence, faire confiance à ce qui nous semble effrayant et redoutable. Et alors, à travers le chaos, à travers les nuages, l'oeil de Dieu qui est une personne et dont la personne se reflète dans chaque personne humaine - nous regardera. Et le contact avec Lui est possible comme l'union entre des êtres semblables. Tout le sens de l'humanité est dans son analogie surprenante avec Celui Qui a créé le monde.
Charles Darwin disait que, tout en percevant le monde comme un processus et non pas mécaniquement, quand on pense à sa complexité on ne peut pas comprendre une chose : serait-il possible qu'un hasard aveugle ait engendré tout cela et ne devrions-nous pas voir en tout cela une certaine raison qui serait analogique à la nôtre. On peut ajouter à cela : non seulement analogique à notre raison mais la dépassant infiniment. Et dans la religion biblique de l'Ancien Testament, dont nous avons déjà parlé, est apparue la notion de la foi-confiance. Non pas de la foi comme d'un système théorique, philosophique ou religieux, mais de la foi comme d'une façon de franchir le rideau de la réalité mortifère et absurde, et de dire à Dieu : j'accepte et j'écoute. Ainsi a pris naissance l'ancienne alliance entre Dieu et l'homme, l'ancien testament. Mais, bien sûr, cette alliance entre l'homme ancien, primitif et la Divinité ne pouvait être ni définitive, ni parfaite. C'était là l'éducation du genre humain, l'enfance du genre, ensuite son adolescence, et au VII-ème siècle avant Jésus Christ, le prophète Jérémie disait : "Voici venir des jours - oracle de Yahvé - où je conclurai avec la maison d'Israël ( et la maison de Juda ) une alliance nouvelle. Non pas comme l'alliance que j'ai conclue avec leurs pères... je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l'écrirai sur leur coeur".
Sept cents ans après le prophète Jérémie, dans une petite pièce se réunissent douze hommes, et un sacrifice s'accomplit. D'habitude, on offrait le sacrifice du sang. Le sang était le symbole de la vie. Or, la vie n'appartient qu'à Dieu. Aussi aspergeait-on tous les membres de la communauté réunie avec du sang de l'animal sacrifié. Il en fut ainsi de tout temps chez tous les peuples, en remontant jusqu'aux époques les plus primitives, jusqu'au paléolithique. Et Moïse, en concluant l'alliance de son peuple avec Dieu, a aspergé chacun avec du sang de l'agneau sacrifié. Mais voilà que cette nuit dont je parle, la nuit du printemps de l'année 30 du premier centenaire de notre ère, Jésus de Nazareth, entouré de ses douze disciples, accomplit le rite du souvenir de la liberté que Dieu accorde. Et il n'y a pas de sang, mais il y a une coupe avec du vin et il y a du pain. Et Il rompt ce pain et le partage entre tous, et Il dit : "Ceci est mon corps". Comme un agneau sacrifié pour les hommes. Et Il offre à la ronde la coupe à tous ses disciples et Il dit : "Ceci est mon sang que je verse pour vous, c'est la Nouvelle Alliance accomplie dans mon sang". Et depuis ce moment, depuis cette nuit sainte, l'on ne cesse d'élever le calice, et l'eucharistie s'accomplit. Dans tous les courants du christianisme, dans toutes les Églises et même dans les sectes, partout ce signe est présent.
Parfois l'on dit que le Christ a annoncé une morale nouvelle. Il a dit : "Je vous donne un commandement nouveau: vous aimer les uns les autres ; comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres". Le commandement de l'amour existait déjà avant, et les paroles "aime ton prochain comme toi-même" appartiennent à Moïse. Mais le Christ lui a apporté une résonance nouvelle - "comme Je vous ai aimés", car c'est au nom de l'amour pour l'humanité quil est resté avec nous sur cette terre salie, sanglante et pécheresse - uniquement pour être à côté de nous. C'est à dire que Son amour est devenu un amour d'abnégation complète, d'oubli complet de soi-même, c'est pourquoi Il dit : "si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même". C'est à dire, qu'il cesse de s'affirmer lui-même ; non pas qu'il renie sa personnalité - pas du tout, la personnalité est une chose sacrée - mais qu'il renie la trompeuse affirmation de soi, cette pseudoautonomie. Qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix, autrement dit qu'il s'apprête à servir et à souffrir dans la joie, et c'est alors "qu'il Me suive."
Le Christ appelle l'homme à la réalisation de l'idéal divin. Il n'y a que des hommes bornés qui puissent s'imaginer que c'en est fait du christianisme, qu'il s'est entièrement constitué comme tel, les uns disant "au IV-ème siècle", d'autres "au XIII-e siècle" ou encore à un autre moment. Il n'a fait que ses premiers pas, je dirais, des pas timides dans l'histoire du genre humain. Encore jusqu'à présent, bien de paroles du Christ nous demeurent incompréhensibles, parce que nous sommes encore des néandertaliens de l'esprit et de la morale, parce que la flèche de lÉvangile a pour cible l'éternité, parce que l'histoire du christianisme ne fait que commencer, et tout ce qui fut auparavant, tout ce que nous appelons maintenant l'histoire du christianisme, ce ne sont que des tentatives, les unes malhabiles, les autres manquées, de le réaliser.
Vous allez me dire : mais comment, nous avons eu de si grands maîtres, nous avons les peintres d'icônes anonymes, nous avons Andreï Roublev, etc. ! Oui, sertes, il a eu aussi de grands saints, c'étaient des précurseurs, ils se détachaient sur le fond d'une affreuse mer de boue, de sang et de larmes. Apparemment, c'est ce que Tarkovsky a voulu montrer dans son film «Andreï Roublev» ( mais peut-être est-ce involontairement qu'il l'a fait ). Pensez donc sur le fond de quelles horreurs fut créée cette vision féerique et tendre, cette vision divine de la Trinité de Roublev !
Ce qui est représenté dans ce film, c'est la vérité. Guerres, tortures, trahisons, violence, incendies, sauvagerie. Sur ce fond-là, un homme auquel était refusée la lumière de Dieu, ne pouvait créer que des "Caprichos", comme ceux de Goya. Roublev, lui, a créé une Vision divine. Donc, il avait puisé celé non pas dans la réalité qui l'entourait, mais dans le monde spirituel.Le christianisme, ce n'est pas une nouvelle éthique, c'est une nouvelle vie. Une nouvelle vie qui amène l'homme au contact direct de Dieu, c'est une nouvelle alliance, c'est le Nouveau Testament. En quoi réside son mystère, comment doit-on comprendre cela ? Pourquoi l'humanité est-elle attirée, comme par aimant, par la personnalité du Christ, bien qu'Il soit venu humilié dans ce monde ? Et Il ne s'entourait ni du mystère qu'aimaient certains sages, ni de l'exotisme poétique de la philosophie orientale. Tout ce qu'Il disait, était simple. Et même les exemples des Ses paraboles étaient empruntés à la vie de tous les jours. Il s'agit là d'un mystère qu'Il dévoile en quelques brèves paroles, nous entendons celles-ci dans l'Évangile selon saint Jean. Philippe dit : "Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit". Celui que les Grecs appelaient autrefois Arché, où est-il ? Et Jésus répond comme aucun philosophe sur la terre n'avait répondu: "Voilà si longtemps que Je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe? Qui M'a vu a vu le Père." Ces paroles, Il les a dites plus d'une fois, et nombreux étaient ceux qui, L'ayant entendu, Lui tournaient le dos et s'en allaient pleins d'indignation, car c'était toujours un défi. Il fallait comprendre un certain mystère. Jamais le Christ n'a formulé ce mystère directement. Il ne faisait que demander aux gens: "pour qui me prend-on : pour un prophète ? pour Jean-Baptiste ressuscité ? Et vous ?" "- Tu es le Roi", "Tu es le Christ, le Fils de Dieu vivant !" Ici doit se manifester une certaine expérience intérieure. Et Il demande cela jusqu'aux nos jours, Il le demande à chacun de nous, car c'est Dieu qui parle par la bouche d'un homme. Jésus Christ, c'est le visage humain de l'infini, de l'Inexplicable, de l'Impénétrable, de l'Insondable, de l'Innommé. Et Lao Tsé avait raison de dire que le nom que nous ne prononçons pas est le nom même de l'éternité. Oui, Jésus Christ est le visage de l'Innommé et de l'Inconcevable. Mais voici que, soudain, l'on peut non seulement Le nommer, mais aussi L'appeler par Son prénom, on peut L'appeler par un prénom humain. C'est Celui Qui porte avec nous le fardeau de notre vie. Là est le centre et l'axe du christianisme.
Quand nous passons de lÉvangile aux Actes et aux Épîtres, nous devons prêter attention au second personnage du Nouveau Testament. Un savant français disait que le Nouveau Testament se compose de deux biographies : celle de Jésus Christ et celle de lApôtre Paul. Cela va sans dire, quiconque passe de lÉvangile aux Épîtres de saint Paul a limpression de tomber du ciel sur la terre, bien que Paul ait surpassé les évangélistes en bien de points. Cétait un homme dun grand talent, dune immense puissance spirituelle, dune vaste culture. Cet homme a créé des oeuvres personnelles. Ses épîtres furent écrites avec le sang de son coeur. Il est très difficile, cependant, de les comparer aux Évangiles. Car les Évangiles ne reflètent pas tant le don littéraire des apôtres-évangélistes que le modèle quils avaient sous ses yeux. Et si lapôtre Paul, pour nous, nest quun homme, le Christ est la Révélation de Dieu. Cependant, en quoi lapôtre Paul est-il important pour nous ? Pourquoi lÉglise la-t-elle placé aux côtés du Christ dans le Nouveau Testament? Pourquoi la plus grande partie des Épîtres - quatorze - lui sont-elles attribuées ? Pourquoi, dans les Actes des apôtres sa biographie a-t-elle la part du lion ? Cest que, de toute évidence, au cours de toute sa vie terrestre, lapôtre Paul na jamais vu le visage terrestre du Christ. Bien quil y ait des hypothèses historiques selon lesquelles leurs chemins auraient pu se croiser à Jérusalem. Lapôtre Paul est né dans les premières années de notre ère en Asie mineure, mais il a fait ses études à Jérusalem et cest à cette époque-là quil aurait pu voir Jésus. Cependant, le plus probable est quil ne La jamais vu. Cest justement par cela, je pense, que sa personnalité a tant attiré lÉglise. Car nous non plus navons pas vu Ce Visage. Mais le Christ a apparu à Paul avec une authenticité qui dépasse considérablement nimporte quel contact physique. Parce que physiquement les ennemis du Christ ont pu, eux aussi Le voir - et les scribes, et les pharisiens, et Ponce Pilate. Mais cela ne les a pas sauvés. Et Paul lui aussi avait été son ennemi, mais le Christ la arrêté sur le chemin de Damas et appelé à se faire apôtre. Cet événement changea non seulement son destin personnel, mais aussi le destin de toute lÉglise primitive, car Paul fut lun de ceux qui portèrent lÉvangile de la Syrie et de la Palestine à travers le monde. On lappela lapôtre des peuples ou lapôtre des païens.
Élevé dans lesprit du judaïsme, il connaissait parfaitement les vérités suivantes: il est impossible de sunir avec Dieu ; lhomme de lOrient qui, entré en extase, se croit uni à lAbsolu, est dans lerreur. En réalité il ne fait queffleurer cet Absolu, car au sein de la Divinité brûle un feu éternel qui dissout tout en Lui. Entre le Créateur et la créature il y a le même abîme quentre labsolu et le relatif, on ne peut enjamber cet abîme ni par un effort logique, ni par un effort existentiel. Mais il y a un pont qui est jeté au-dessus de cet abîme. Et ce pont, Paul la senti personnellement, parce quil a vu le Christ et il sest uni à Lui intérieurement, il sest attaché à Lui par un amour infini, à point quil croyait porter toutes plaies du Christ dans son propre corps, quil croyait être mort avec Lui sur la croix et être ressuscité avec Lui. Cest ce quil dit : "Et ce nest plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Avec Lui je suis mort, et avec Lui je reviens à la vie". Si on ne peut pas sunir à Dieu, on peut sunir à Dieu fait homme, car Il appartient en même temps à deux mondes - au nôtre et à lau-delà. Et cest sur cela que se fonde le chemin des mystiques chrétiens, de lapôtre Paul jusquà nos jours. Le chemin vers le Père ne peut que passer par le Fils. "Je suis la porte", dit le Christ. "Je suis la porte qui mène au ciel".
Par la répétition de différentes prières, les auteurs dexploits religieux chrétiens pourraient être comparés à leurs pairs des religions orientales, à ceux de lInde notamment, qui répètent les différentes mantras. Il y a ici une ressemblance et une parallèle possibles. Mais lune des prières essentielles de lexploit chrétien sappelle "la prière de Jésus", dans laquelle on répète sans cesse le nom de Celui Qui est né, qui a vécu sur la terre, Qui a été ensuite crucifié et ressuscité. Et cest par ce Christocentrisme que la principale prière chrétienne se distingue radicalement de toutes les autres méditations et de mantras, car ici a lieu la rencontre, qui nest pas seulement concentration de la pensée, méditation, immersion dans une sorte docéan de spiritualité sans limites - mais qui est la rencontre de la personne avec la Figure de Jésus Christ, de Jésus Christ qui est au-dessus du monde et dans le monde.
Je me souviens dun poème en prose composé par Tourguénev alors quil se trouvait dans une église à la campagne. Il a senti tout à coup que le Christ était à côté de lui. En se retournant, il a vu un homme ordinaire. Et après, regardant de nouveau devant lui il a senti derechef quIl était là. Cest vrai, cest comme ça. Et cest justement par ce que le Christ se trouve toujours à lintérieur de Son Église, que Son Église vit et évolue.
Remarquez quIl na pas laissé au christianisme une seule ligne écrite, à la différence de Platon, qui nous a laissé ses "Dialogues". Il ne nous a pas laissé de tables sur lesquelles eût été écrite la Loi, comme la fait Moïse en nous laissant les tables de pierre. Il na pas dicté le Coran comme la fait Mahomet. Il na pas crée dordre ( Sangha ) comme la fait Gaûtama - le Bouddha. Mais Il a dit: "Je suis avec vous pour toujours jusquà la fin du monde". Lorsque ceux qui L entouraient ont senti quIl allait les quitter, Il a prononcé ces paroles prophétiques et éternelles : "Je ne vous laisserais pas orphelins. Je viendrais vers vous". Et cela continue, cela se passe aujourdhui. Toute lexpérience, la plus profonde, du christianisme se construit sur cela, le reste nétant que des couches superficielles. Pour tout ce qui est du reste, le christianisme vénère des figures analogiques à celles quon trouve dans les autres religions.
Les religions dans le monde constituent une partie de la culture. Elles naissent portées par lélan de lesprit humain vers léternité, vers les valeurs qui ne se périment pas. Mais ici, le courant vient den haut, du ciel, cest pourquoi lun des théologiens de notre siècle a pu dire: "Le christianisme, ce nest pas une des religions, mais cest la crise de toutes religions". Il sélève au-dessus de tout car, comme nous le dit lapôtre Paul, "personne ne sera justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ".
En conclusion, je dois vous expliquer cette phrase-clé. Quest-ce que la pratique de la Loi ? Cest le système des rites religieux, des règles. Sont-ils nécessaires ? Oui, en tant que moyen déducation. Ce sont les hommes qui les créent. Parfois à la faveur dune grande clairvoyance, parfois par la force de la tradition tout simplement, parfois par erreur. Parfois, lois proviennent de la révélation de Dieu, comme cest le cas de lAncien Testament. Mais pour une phase définie de lévolution intellectuelle et spirituelle. Et quest-ce que veut dire : être sauvé, être justifié ? Cela veut dire : unir sa vie éphémère, sa vie temporelle, à limmortalité et à Dieu. Voilà ce quest la justification, le salut. Communier avec la vie de Dieu. La soif de cette communion vit en nous, en chaque homme. Elle est cachée, latente, nous pouvons la refouler dans un coin au plus profond de nous-mêmes, néanmoins, elle existe dans lhomme. Eh bien ! Lapôtre dit que la Loi est sainte. Que la Loi de lAncien Testament est sainte et bonne et que cest Dieu qui la donnée, mais que cest uniquement par la foi en Jésus-Christ quon peut communier avec la vie de Dieu.
Mais ici encore, que signifie avoir la foi en Jésus Christ ? Est-ce croire à la réalité du fait quun homme qui sappelait ainsi a vécu sur la terre ? Ceci ne concerne pas la foi, mais la connaissance. Ses contemporains se rappelaient quIl avait vécu. Les évangélistes nous ont laissé des témoignages authentiques. Les historiens daujourdhui nous diront : oui, cet homme a bien existé. Les tentatives des propagandistes de toutes sortes affirmant que le Christ nest quun mythe sont condamnées à léchec depuis longtemps. Ce nest que dans notre pays, réserve de toutes bizarreries, que cette conception sest encore conservée. Quest-ce donc que cela signifie : croire en Lui? Qu'est-ce donc que la foi en Jésus Christ ? Ce n'est donc pas la foi que de croire tout simplement qu'Il a été ? Serait-ce alors croire qu'Il est venu des autres mondes ? Cela est aussi vrai, mais ce n'est tout de même que de la théorie.
Et ici, nous devons nous souvenir de la foi qui est déclarée dans l'Ancien Testament : la confiance dans l'être. Lorsque Abraham a dit "oui" à Dieu, plus exactement, quand il a obéi en silence à son appel, cest alors que la foi est née. En hébreu, le mot « foi » se dit "emuna" - de "omen", "fidélité". La notion de "foi" est très proche de celle de "fidélité". Dieu est fidèle à sa promesse, lhomme est fidèle à Dieu ; tout faible, tout pécheur quil soit, il reste, malgré tout, fidèle à Dieu. Mais à quel Dieu ? À un Dieu caché, redoutable comme lunivers, parfois éloigné de lhomme, comme le sont des astres. Mais le Christ, par sa personne même, nous découvre un autre aspect de Dieu. Il ne Lappelle pas autrement que Père. Jésus Christ ne prononce presque jamais le mot "Dieu". Il Lappelle toujours "Père". Et, durant sa vie terrestre, Il emploie pour le faire ce mot tendre et caressant que, dans des pays de lOrient, les enfants emploient quand ils sadressent à leur père. Cest intraduisible, mais cest ainsi. Le Christ nous fait découvrir Dieu comme notre Père céleste, et de se fait Il crée des frères et des soeurs, car il ny a de frères et de soeurs que dun seul père.
Ainsi, notre Père spirituel à tous - cest Dieu. Et louverture de nos coeurs à la nouvelle de Jésus Christ - cest cela qui est le mystère de lÉvangile. Car chacun de nous sait très bien combien lhomme est faible, égaré, combien sont enracinés en lui des péchés et des complexes de toutes sortes.
Et il y a une force que le Christ a laissée pour nous sur la terre, elle nous est accordée gratuitement. Cest ainsi, dailleurs, quelle sappelle : la grâce. Le bien qui est donné gratuitement. Que nous ne gagnons pas par notre travail, mais qui nous est donné. Oui, nous devons faire des efforts, oui, nous devons lutter contre le péché, oui, nous devons aspirer à notre perfectionnement moral, mais sans oublier que nous ne pourrons jamais nous soulever nous-mêmes par les cheveux. Ce travail nest que préparatoire. Ici réside la différence fondamentale entre le christianisme et le yoga, par exemple, selon lequel lhomme serait capable datteindre Dieu et, pour ainsi dire, den forcer la porte par sa propre volonté. Le christianisme dit : tu peux te perfectionner, mais tu ne pourras jamais atteindre Dieu avant quIl ne vienne Lui-même vers toi. Et voila en quoi la Grâce lemporte sur la Loi. La Loi - cest le premier stade de la religion, celui denfance. Ceci, il ne faut pas le faire, ceci, on peut ; lenfant apprend certaines règles, certaines normes. En a-t-on besoin? Oui, bien sûr. Mais après vient la Grâce - par expérience intérieure de la rencontre avec Dieu ; cest comme lamour, cest comme lallégresse, cest comme la victoire, comme la musique des sphères. La Grâce, cest une vie nouvelle. Lapôtre Paul disait : "Voyez les gens disputer entre eux. Les uns se prononcent pour la conservation des rites anciens, des rites de lAncien Testament. Dautres sont contre. Mais ni ceci, ni cela na dimportance." Ce qui est important, cest cette nouvelle irruption et la foi agissant par lamour. Cest cela, le vrai christianisme. Le reste nest que conditionnement historique, cadre, entourage - tout ce qui est lié à la culture.
Je vous parle de lessence même de la Foi Chrétienne. Cest la valeur infinie de la personne humaine. Cest la victoire de la lumière sur la mort et la corruption. Cest le Nouveau Testament, grandissant tel un chêne qui pousse dun petit gland. Le Nouveau Testament fait lever lhistoire comme le levain fait lever la pâte. Et aujourdhui déjà, ce Royaume de Dieu se manifeste en secret parmi les hommes. Quand vous faites le bien, quand vous aimez, quand vous contemplez la beauté, quand vous ressentez la plénitude de la vie -, le Royaume de Dieu vous a déjà touché. Il nest pas seulement dans un avenir lointain, pas seulement dans les méditations futurologiques, mais Il existe déjà ici et maintenant. Cest Jésus Christ qui nous enseigne cela. Le Royaume viendra, mais Il est déjà venu. Le jugement du monde aura lieu, mais il a déjà commencé. "Cest maintenant le jugement de ce monde" - dit le Christ. "Maintenant" - cest à dire, lorsquIl a proclamé lÉvangile pur la première fois.
Et Il a dit encore: "Et tel est le jugement: la lumière est venue dans ce monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière". Ce jugement a commencé pendant son sermon en Galilée, à Jérusalem, sur le Golgotha, et il continue dans lempire Romain, dans lEurope et la Russie du Moyen Âge, aujourdhui, au vingtième siècle, il continuera au vingt-cinquième siècle et durant toute lhistoire de lhumanité. Le jugement continuera toujours, car cest lhistoire du christianisme, cest lhistoire du monde qui marche aux côtés du Fils de lHomme.
Et si nous nous posons encore la question: en quoi consiste donc lessence du christianisme ? - nous devrons répondre : cest lhumanité unie à Dieu, cest lunion de lesprit humain, borné et limité dans le temps - à lEsprit divin infini. Cest la sanctification de la chair, car à partir du moment où le Fils de lHomme a assumé nos joies et souffrances -, notre création, notre amour, notre travail - à partir de ce moment, la nature, le monde, tout ce qui Lentourait, tout ce dans quoi Il était né, en tant quhomme et en tant quHomme-Dieu - tout cela nest plus rejeté, nest plus humilié, mais se voit élevé à un degré plus haut, se trouve sanctifié. Dans le christianisme, il y a la sanctification du monde, la victoire sur le mal, sut les ténèbres, sur le péché. Mais cest la victoire de Dieu. Elle a commencé la nuit de la Résurrection, et elle continue, tant que le monde existe.
Cest là-dessus que je terminerai...
Conférence fait le 8 Septembre 1990.