Le père Alexandre Men est un prophète de notre temps.

Lors de ma première visite à Moscou, en avril 1989, j'ai rencontré beaucoup d'hommes et de femmes qui m'ont dit avoir été convertis à l'Évangile par le père Alexandre. Durant les années "dures", ils avaient participé à des petits groupes de réflexion et de prière, cachés du KGB, enfouis dans le secret de Moscou.

Je suis allé dans la paroisse du père Alexandre assister à une liturgie. Puis je l'ai rencontré dans son petit bureau. Nous avons mangé ensemble. C'était un homme de Dieu, ouvert et rayonnant de bonté. Sur son bureau, il y avait notamment une photo de Thérèse de Lisieux et une autre de Charles de Foucauld.

Plus tard, j'ai assisté à l'une de ses conférences sur la vie chrétienne. C'était à Moscou devant un auditoire d'environ cinq cents personnes. Il était l'un des premiers à s'élever contre l'athéisme marxiste et à parler publiquement de Dieu.

Le père Alexandre a été assassiné le 9 septembre 1990.

Quelques mois plus tard, en décembre 1990, je me suis retrouvé à Moscou où j'ai animé une petite retraite à laquelle participaient beaucoup de ses amis. Voici ce que j'ai dit de lui à cette occasion.

Lorsque je suis venu pour la première fois à Moscou, j'ai eu l'honneur et la joie de rendre visite au père Alexandre Men. C'était un homme courageux, un grand prophète rempli d'un immense amour de Jésus. Dieu était la source de sa vie.

Faisons une minute de silence, ensemble, pour demeurer en communion avec le père Alexandre, qui est maintenant pleinement avec le Père, avec Jésus et avec l'Esprit saint.

Le Seigneur envoie ses prophètes dans le monde pour nous indiquer le chemin. Il les envoie et, une fois leur mission accomplie, ces prophètes retournent auprès de lui. Je peux imaginer la souffrance que vous avez ressentie, vous ses amis et ses disciples, lorsque vous avez appris qu'il avait été tué d'une façon si cruelle. Il y a un mystère dans sa vie comme dans sa mort. Et maintenant qu'il est retourné vers le Père, c'est nous, chacun à notre place, qui sommes appelés à devenir comme lui, témoins de Jésus.

Quand Jésus a été tué, ses disciples ont pleuré. Ils avaient mis tellement d'espérance en lui et voilà qu'il était mort. Nous pouvons comprendre la douleur que ces hommes et ces femmes, qui l'avaient suivi si fidèlement, ont ressenti dans leurs cœurs. Mais Jésus leur avait dit : " maintenant je m'en vais vers celui qui m'a envoyé [...] Parce que je vous ai dit cela, la tristesse remplit vos cœurs. Cependant [...] c'est votre intérêt que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l'enverrai " (Jn 16, 5-7).

Les prophètes sont mis à mort. Ainsi s'accomplit l'histoire du christianisme de génération en génération. Nous aussi, nous sommes appelés à porter la Bonne Nouvelle jusqu'au moment où nous pourrons donner notre vie. C'est pourquoi il est si important que nous devenions tous, chacun à notre façon, des Alexandre Men.

Pour être de plus en plus à l'image de Jésus, nous avons besoin du don de l'Esprit saint. Si Jésus est venu sur la terre, c'est pour nous donner son Esprit.

Personne ne peut dire : " Je suis trop faible, trop fragile ; je ne ressemble pas au père Alexandre." Il est évident que nous ne lui ressemblons pas. Mais l'Esprit de Jésus qui habitait le père Alexandre doit aussi nous pénétrer. Nous vivrons alors en Jésus et pour Jésus, tels que nous sommes, avec notre pauvreté, nos faiblesses et notre manque de foi. Dieu est fidèle : il nous envoie son Esprit saint.

Je vous invite à avoir confiance en Dieu qui habite en vos cœurs. Écoutez-le. C'est la Bonne Nouvelle de Jésus annoncée par le père Alexandre. C'est ce qu'il a vécu et que nous sommes tous appelés à vivre comme disciples de Jésus.

Notre monde est un monde brisé, un monde divisé où règnent la souffrance, la violence et la mort. Mais Dieu a tellement aimé le monde qu'il est venu l'habiter pour le sauver, lui donner la vie, et rassembler dans l'unité tous les enfants de Dieu dispersés.

Dieu est toujours à l'œuvre. De même que Dieu a appelé Alexandre Men pour l'envoyer dans le monde, Il y envoie chacun de nous. Peu importe notre âge ou notre sexe, que nous soyons en chaise roulante ou bien portants; peu importe le niveau de notre intelligence; Jésus nous appelle tous. Il veut modeler notre cœur et notre intelligence pour nous envoyer en mission. Chacun de nous est appelé ; chacun est envoyé; chacun a une mission.

Avant la fête juive, quand Jésus est entré dans la ville de Jérusalem, la foule criait : " Hosanna! Fils de David! " Regardant les murailles de Jérusalem, Jésus a pleuré. Imaginez ces larmes de Jésus, cette douleur dans son cœur! À la vue de la ville, du temple de Jérusalem, Jésus a pleuré en disant : "Ah! si en ce jour tu avais compris le message de paix!" Puis, il a décrit la ruine prochaine de Jérusalem (voir Lc 19, 42).

Dieu pleure sur notre monde aujourd'hui. Il pleure sur les prophètes assassinés. Il pleure sur Alexandre Men.

L'histoire se répète à l'infini. Dieu appelle des hommes et des femmes. Il les envoie dans le monde qui les accueille, puis les tue. Jésus l'a annoncé : " S'ils m'ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront" (Jn 15, 20). Les forces du mal sont puissantes. Elles tentent de détruire la création de Dieu, de tuer l'espérance apportée par Jésus. Mais les prophètes ne cessent de faire renaître l'espérance.

Du sang répandu du père Alexandre Men, d'autres prophètes se lèveront pour annoncer l'Évangile.

Jean Vanier
 Préface au livre " Christianisme ne fait que commencer", Cerf, 1996