Lorsque je me suis trouvé face à face avec le Père Alexandre Men, j'ai eu le sentiment de le connaître depuis toujours comme un frère et un ami qui me demeurera proche à jamais. Et pourtant, nous ne nous sommes parlé que dix minutes peut-être. Je dois d'abord vous en raconter les circonstances.

   C'était au début mai 1989, au cours d'un voyage en URSS où j'avais été invité par le patriarche de Moscou. A cette époque, la politique du gouvernement soviétique dans le domaine religieux restait très incertaine. La loi sur la liberté de conscience était toujours à l'étude.

   Le Père Alexandre Men fait partie de ces hautes figures mystiques dont le rayonnement et l'influence étaient perçus comme une menace par le pouvoir communiste et sa police. Le Père Alexandre était suspect pour le KGB et pour les antisémites. Pour qu'il se taise, les uns ou les autres, ou les deux ensemble l'ont fait tuer à coups de hache alors qu'il se rendait à son église.

  Ses paroles sont désormais authentifiées par son martyre. Il n'est plus au pouvoir de personne d'étouffer les paroles vivantes d'une voix assassinée. La Russie a dû leur prêter l'oreille lorsque Boris Eltsine, alors président du Soviet suprême, a fait observer à cette assemblée une minute de silence pour le Père Men assassiné.

   Donc, le samedi 6 mai 1989, avec mes compagnons de voyage, je me rendais de Moscou au monastère de Zagorsk. La veille, j'avais demandé à nos hôtes du patriarcat de Moscou de faire halte à Novaïa Derevnia, le village où se trouvait la paroisse du Père Alexandre dont, d'ailleurs, il n'était pas encore curé. Il avait été impossible de le prévenir de cette visite. Nous savions seulement qu'il en serait heureux et qu'il serait présent dans sa paroisse ce jour-là. Nous étions dans la semaine de Pâques selon le calendrier orthodoxe. Et dans toutes les églises ouvertes, là liturgie était célébrée.

   Nous sommes arrivés à la fin de la messe, pendant le sermon du curé, prononcé selon l'usage après l'Eucharistie. Avec mes compagnons, nous sommes restés au fond de l'église. Le Père Alexandre nous a aperçus. Le sermon du curé n'en finissait pas... Aucun moyen de l'arrêter ! Le Père Alexandre s'est approché de moi et nous avons eu un bref entretien en anglais au fond de l'église seul à seul. Le curé ayant fini de prêcher, il m'a incité à prononcer quelques mots et à bénir les fidèles. Puis, pressés par l'horaire, nous avons pris congé et nous sommes repartis.

   Sans nous être jamais vus, nous avions le sentiment d’avoir beaucoup de choses à nous dire et que nous n’aurions pas le temps de nous les dire. Mon souvenir prend la forme d'une vision forte et belle d'une rencontre, dans le mystère du Messie souffrant et ressuscité, contemplé ensemble. Nous avons échangé l'essentiel et nous nous sommes confortés l'un l'autre beaucoup plus que les paroles ne peuvent l'énoncer.

   Je cherche depuis ce jour à en explorer la richesse de sens et ne peux parfaitement y parvenir. Il nous était évident d'abord - et je dis " nous " sans autre certitude de pouvoir parler au nom du Père Men que l'intuition que j'en ai gardée - il nous était évident que la fraternité de noire foi, que notre communion dans le Christ était comme un signe anticipateur, (ce que saint Paul, parlant des dons de l'Esprit, appelle des " arrhes ", des " gages "), un avant-goût de la pleine communion dans l'amour et le respect mutuels du patriarcat de Moscou et de l'Église de Rome. Lui comme moi, en effet, en devenant chrétiens, nous aimions et nous servions l'unique Épouse du Christ, son Église.

   Mais il était aussi évident que cette communion ne pouvait être accomplie dans la vie des disciples qu'à condition d'avoir part au mystère de sa Croix.

   Et puis, la joie de cette semaine de Pâques qui illuminait la pauvre assemblée au milieu de laquelle le Père Alexandre et moi échangions quelques phrases, était comme nimbée du mystère de la Croix, d'une menace de mort impuissante et pourtant imminente.

   Le Christ ressuscité nous donne une liberté plus forte que toutes les tyrannies. La victoire de la foi est une victoire de délivrance, de pardon et d'amour. La faiblesse du Christ livré à la puissance des hommes fait apparaître la puissance de Dieu. Puisque Dieu délivre de la puissance du péché.

   Tout cela, nous le savions. Et, presque sans mots, nous rendions grâce de nous retrouver, témoins l'un pour l'autre, de la miséricorde après les grandes épreuves, témoins de l'espérance dans un horizon fermé. Il fallait interrompre notre bref dialogue avec le sentiment que nous ne pourrions l'achever.

  Je ne sais lequel de nous deux a conclu l'entretien. J'ai, le dernier, pris la parole. À sa demande de nous revoir, je lui ai dit approximativement : " Oh, nous nous reverrons au ciel ", tant j'avais l'impression que sa vie, plus que la mienne, était habitée par la Parole que nous annoncions, et qu'elle en devenait immanquablement le signe.

   Lorsque l'annonce de l'assassinat du Père Men nous est parvenue, j'avais enfoui dans ma mémoire cette phrase finale. C'est le Père Men qui me l'a rappelée après sa mort. Voici comment.

   C'est grâce à Andreï Ériomine que les détails de notre entretien ont été rapportés. Andreï Ériomine, un intellectuel russe, à été acolyte à Novaïa Dérévnia une dizaine d'années et, pendant un certain temps, a rempli, de fait, le rôle de secrétaire du Père Alexandre.

   Après noire départ, le père Alexandre a dit en substance à Andreï Ériomine : "J'ai eu une conversation étonnante avec le cardinal Lustiger qui m'a dit que nous ne pouvions guère parler puisque nous étions entourés de gens qui nous écoutaient. Le Cardinal m'a dit qu'il était heureux de notre rencontre, et il a ajouté : "Sans doute, nous n'aurons plus l'occasion de nous rencontrer et nous ne nous reverrons que dans l'au-delà"".

  Après la mort du père Alexandre, Andreï Ériomine est venu me voir le 1-er février 1992, pour me demander ce que j'avais voulu dire et pourquoi j'avais prononcé cette phrase.

  En vérité, c'est parce que dans le Père Alexandre lui-même j'avais comme entrevu sa vie offerte et son abandon à l'amour du Christ qui était tout son courage. Je n'ai pas prophétisé sa mort, j'ai dit à haute voix ce que le Père Alexandre savait déjà par la phrase de Jésus à Pierre : "Un autre te ceindra et tu iras là où tu ne voudrais pas aller." Je considère comme une grâce de Dieu cette singulière rencontre d'un instant qui fait pressentir, en ce temps-ci, la plénitude déjà présente du temps à venir.

Cardinal Jean-Marie Lustiger

  

Préface au livre "Un témoin pour la Russie de ce temps", Yves Hamant, Édition Mame, Paris 1993