C'était le 9 septembre 1990 dans la campagne environnant Moscou, tout près du célèbre monastère de la Trinité-Saint-Serge, le grand centre spirituel de la Russie. Il était parti de bon matin pour aller célébrer la messe dominicale dans sa petite église de bois, à une trentaine de kilomètres de là. Il s'était engagé sur le chemin qui mène à la station de chemin de fer quand il a été attaqué, frappé à la tête, par derrière, à coups de hache. Il est revenu sur ses pas, a réussi à marcher jusqu'au portillon de son jardin, puis s'est affalé dans une mare de sang.

Ainsi a été assassiné le père Alexandre Men, prêtre de l'Église orthodoxe russe.

On ne peut s'empêcher de rapprocher ce meurtre de celui du père Popielusko et d'autres prêtres éliminés dans les pays de l'Est à l'instigation de la police politique. Le père Alexandre était surveillé depuis longtemps par le KGB qui, quelques années auparavant, avait tenté de l'envoyer au goulag. Or, depuis qu'en 1988 les autorités soviétiques avaient adopté une politique plus souple à l'égard des croyants, le père Alexandre parlait des problèmes religieux dans des écoles, des instituts, des clubs, des maisons de la culture, devant des auditoires prêts à l'écouter sans fin. On l'avait même entendu dans un stade et il était question de lui confier une émission de télévision régulière.

Cette activité publique n'était en fait que le parachèvement d'un long dialogue qu'il poursuivait depuis trente ans, dans la discrétion et avec toutes les précautions nécessaires pour échapper à la vigilance de Big Brother, avec les hommes et les femmes de la société soviétique post-stalinienne. C'est-à-dire des hommes et des femmes qui avaient commencé à douter de l'avenir radieux promis par le communisme et dont les certitudes idéologiques étaient ébranlées. Sans doute le message du père Alexandre leur était-il plus spécialement destiné, mais tout autant est-il au diapason de nos sociétés occidentales qui, sous d'autres formes, avaient un peu prématurément annoncé la mort de Dieu elles aussi.

Le père Alexandre a eu un itinéraire exceptionnel. Il est né à Moscou en 1935 alors que le régime soviétique était entré dans sa pleine maturité, juste avant le déclenchement de la grande terreur. Après deux vagues de persécutions violentes, l'Église orthodoxe était, physiquement, presque entièrement détruite. Elle ne comptait plus que quelques centaines d'églises sur l'immensité du territoire soviétique. L'athéisme était, en fait, devenu confession d'État. Il régnait en maître dans les écoles et, aux yeux des jeunes Soviétiques, un croyant paraissait aussi curieux qu'un animal préhistorique. Or, contrairement à la plupart de ses congénères, le jeune Alexandre a été élevé dans la foi chrétienne. Sa mère s'était convertie à l'orthodoxie et il fut baptisé clandestinement quelques mois après sa naissance, en même temps qu'elle, par un prêtre de l'Église des catacombes. Sa vocation religieuse s'est dessinée dès l'âge de 12 ans et, tandis que ses camarades tiraient toutes leurs connaissances philosophiques du "Cours abrégé d'histoire du parti communiste", lui étudiait la Bible, entreprenait bientôt la lecture des Pères de l'Église, découvrait les penseurs religieux russes du début du siècle. Et il assimila tout seul le programme du séminaire. Cependant sa foi était ouverte sur la vie, sur l'activité humaine en tant qu'elle s'inscrit dans le prolongement de l'œuvre du Créateur. Il aimait la littérature, la poésie, la philosophie, le cinéma. Possédant un goût artistique très poussé, il apprit la peinture et le dessin.

En même temps, il était passionné pour les sciences naturelles, discipline qui place de façon privilégiée celui qui la pratique devant les mystères de la Création. Convaincu du profit qu'il pourrait tirer d'une formation profane pour son futur ministère, il décida, après ses études secondaires, d'entrer dans un institut de zoologie de la capitale qui fut transféré à Irkoutsk, en Sibérie, où il passa plusieurs années de cours théoriques et d'observations pratiques dans la taïga. A cause de ses convictions religieuses, il fut exclu juste avant de passer les examens terminaux.

Il fut ordonné prêtre en 1960, au moment même où Khrouchtchev lançait une nouvelle offensive contre l'Église qui, à la faveur de la seconde guerre mondiale, avait été autorisée à reconstituer sa hiérarchie et à rouvrir des lieux de culte. Qu'un jeune intellectuel pût alors recevoir la prêtrise était un défi à l'époque. Le vol du premier cosmonaute soviétique n'allait-il pas bientôt signifier la victoire définitive de la science sur la religion?

En fait, le père Alexandre n'était pas en retard sur son temps, mais en avance. Il ne regardait pas vers le passé et n'avait pas la nostalgie d'une société chrétienne révolue qu'il ne convenait pas, selon lui, d'idéaliser. Pour lui, la foi n'était pas un refuge où l'homme aurait cherché à se mettre à l'abri d'un monde hostile. " Nous devons, disait-il, être des hommes modernes dans le bon sens du terme, tout en restant d'authentiques chrétiens par notre esprit, nos idées, notre vie. C'est difficile, mais c'est la tâche que Dieu a fixée à notre génération".

C'est alors que commença l'activité pastorale du père Alexandre. Il fut affecté successivement dans diverses paroisses de la grande banlieue moscovite, mais son rayonnement devait s'étendre largement au-delà. C'était aussi un homme qui avait un sens profond des contacts humains et, à des êtres blessés par la catastrophe intellectuelle et morale du communisme, il savait redonner confiance, il savait leur communiquer son entrain, sa gaieté, son enthousiasme. Chacun de ceux qui venaient le trouver avait le sentiment de vivre en profonde intimité avec lui. Un de ses amis a relevé avec justesse : " Il y a beaucoup de grands hommes à côté desquels on se sent tout petit et insignifiant. Mais, en réalité, sont véritablement grands ceux au contact desquels on se sent plus pur, plus digne, meilleur. Le père Alexandre était de ceux-là. Il ne nous apportait pas seulement un soutien spirituel et moral, ne nous communiquait pas seulement une puissante charge d'énergie. Auprès de lui, chacun s'élevait au-dessus de ses faiblesses et de ses péchés, en comprenant que, malgré tout, cet homme ne le jugeait pas et l'aimait. De même que, selon les paroles de l'apôtre, nous découvrons la sagesse du Créateur en regardant le monde qui nous entoure, de même nous découvrons Son amour en rencontrant un tel amour chez une autre personne ".

Grâce à sa formation, son érudition, son ouverture d'esprit, il était capable de faire découvrir à ses contemporains, dans un langage approprié, l'actualité et la vérité de l'Évangile. Combien, à travers lui, sont venus à la foi ? C'est par milliers qu'il a baptisé adultes et adolescents. Et l'on trouve, notamment, parmi eux des représentants les plus en vue du monde culturel et scientifique de l'URSS.

Le père Alexandre a laissé une œuvre écrite abondante : de nombreux articles et une quinzaine de livres destinés à appuyer et prolonger son enseignement oral. Ils ont tous été publiés en russe, en Belgique, par une petite maison d'édition catholique créée pour aider les chrétiens de Russie et parvenaient en URSS par toutes sortes de voies, alors que l'introduction de toute littérature religieuse était sévèrement pourchassée. De son vivant, il n'en a vu aucun édité dans son pays et c'est seulement depuis son assassinat que quelques-uns ont commencé à y être publiés. Par exemple, celui dont le lecteur tient la traduction entre les mains n'est pas encore paru en Russie.

Ces livres ont exercé une influence considérable. Souvent la lecture de tel ou tel d'entre eux s'avérait un préalable indispensable à la compréhension de l'Évangile et de la Bible. L'ouvrage qui est ici proposé est le premier volume d'une série consacrée aux recherches religieuses de l'humanité, des origines à la Révélation et dont il a défini le dessein dans l'avant-propos qui suit. Il constitue une introduction générale à l'histoire des religions et, à ce titre, paraît devoir répondre à un besoin qui, tout aussi bien, se fait de plus en plus sentir chez nous. C'est l'ouvrage où, également, s'expriment le mieux les intérêts scientifiques de l'auteur qui, s'il avait vécu dans des conditions plus favorables, aurait souhaité concilier un travail de recherche avec son activité pastorale, comme un Teilhard de Chardin. Aussi fait-il particulièrement écho à la mentalité de l'homme d'aujourd'hui. Pour le père Alexandre, la science n'est pas l'ennemie de la foi. Il s'agit de deux modes d'accès à la connaissance qui, non seulement, ne doivent pas s'ignorer, mais se complètent et s'éclairent mutuellement pour faire progresser les hommes sur la voie de la Vérité.

Yves HAMANT
  Préface au livre d'Alexandre Men "Sources de la religion", Desclée, 1991.