Un pasteur à la charnière des siecles.

 

Dans les souvenirs publiés sur le père Alexandre, on a souligné plus d’une fois ses dons exceptionnels, l’étendue de ses connaissances, son intérêt pour la science et la culture contemporaines. Il aurait pu faire une brillante carrière dans plusieurs domaines. Cependant, c’est à servir le Seigneur qu’il a consacré en entier tous ses talents en se faisant prêtre, pasteur.
Dès son enfance, il a été élevé par sa mère dans une communauté orthodoxe de l’Église des catacombes où lui ont été donnés de merveilleux exemples d’une foi héroïque et lumineuse. Déjà est apparu dans son caractère le sens de sacrifice. Cela signifiait pour lui aller là où il manquait des hommes pour un service authentique.

Nous savons que sa naissance a coïncidé avec l’apothéose de la Terreur rouge, qui écrasait l’Église, tuait des prêtres par milliers, souvent les meilleurs. Les décennies qui ont suivi ont rendu évidents les changements catastrophiques intervenus dans tous les domaines de la vie sociale. L’élimination massive de l’élite intellectuelle dans les champs staliniens a provoqué dans le pays une dégradation culturelle et un appauvrissement spirituel profonds.

Dans les œuvres des Pères de l’Église, qu’il a étudiées depuis sa jeunesse, le futur père Alexandre a pu notamment se familiariser avec leur analyse des différentes étapes du développement spirituel de la personne. Il a également lu tous les travaux qui lui étaient accessibles dans le domaine de la psychologie et de la sociologie, sans se désintéresser non plus des publications athées dans la presse soviétique. Et, quand il est devenu prêtre, il lui a été facile de comprendre les transformations qui s’étaient produites dans la conscience religieuse parmi les gens qu’il côtoyait.

Il expliquait les principales croyances de ces années-là - le culte de Staline, la foi dans l’avenir radieux, le progrès et la science - précisément par une métamorphose de la conscience religieuse du peuple. Cependant, il ne condamnait pas les aspirations des Soviétiques à des expériences pseudo-religieuses, car il savait qui était responsable de cette substitution. Il savait ce qu’il en était de la formation chrétienne, aussi bien avant qu’après la Révolution.

Il était clair pour lui que, si la Russie avait été baptisée par le prince Vladimir mille ans auparavant, elle n’avait pas été véritablement évangélisée.

"La Russie a été baptisée, mais non instruite", a dit l’écrivain russe Leskov. En effet, jusqu’en 1870, l’Écriture Sainte n’était publiée qu’en slavon, langue qui n’était plus comprise par les gens simples. L’éducation du peuple n’entrait pas dans les projets des gouvernements, et l’Église ne pouvait prendre de décisions indépendantes concernant ni l’éducation religieuse, ni la traduction de la Bible ou la rénovation des textes liturgiques. En quarante-six ans après la parution de l’Écriture en russe, la Révolution a éclaté et la Bible a été interdite pendant soixante-dix ans.
Quant au schisme des rénovateurs suscité dans l’Église par les bolchéviks dans les années vingt, il a renforcé chez la majorité des orthodoxes une attitude négative à l’égard des réformes religieuses.

Ainsi, quand Staline, pour des raisons politiques, a été amené à autoriser la reconstitution de l’Église pendant la seconde guerre mondiale, le rapport de celle-ci au monde n’avait pas changé. Certes, en ces années-là aussi il y avait de bons prêtres cultivés, mais qui parmi eux était préparé à la spécificité du ministère pastoral dans un pays athée ? Qui savait parler à ses contemporains dans la langue de notre temps ?

"Sans l’intelligentsia, l’Église russe ne manifestera pas ce qu’elle est appelée à manifester", a écrit, dans "Au destin des dieux", le père Serge Boulgakov, pour lequel le père Alexandre avait un profond respect. Cette réflexion a été pour lui un point de départ. Il s’est donné pour tâche de ramener l’intelligentsia à l’Église. Ce fut la particularité de son ministère. Il y a consacré toute sa vie.

Le soin des intellectuels est particulièrement difficile. Ils sont exigeants, rebelles à l’autorité, ont souvent un ego hypertrophié. Mais le père Alexandre aimait le contact avec des esprits créateurs, ayant une grande richesse intérieure, assoiffés de vérité. Il leur manifestait une grande sollicitude, veillant à ne jamais les briser, les menait avec précaution à la rencontre du Christ.

Ceux-ci s’étonnaient de découvrir en lui une culture aussi vaste alliée à tant de simplicité, d’humilité. Et ce qui les attirait encore plus, c’était le sentiment - si inhabituel pour les Soviétiques - de liberté que l’on éprouvait physiquement en sa présence. Le père Alexandre était lui-même intérieurement libre et il était capable de vous communiquer cette liberté des enfants de Dieu qui vous remplissait de force pour accomplir les actes les plus sérieux, voire mêmes héroïques.

Au contact du père Alexandre, chacun se sentait une personne dans le plein sens du mot. Certes, ceux qui aspiraient à être guidés de manière autoritaire supportaient difficilement cette atmosphère de liberté et de responsabilité, mais les gens actifs et créateurs se sentaient comme chez eux dans sa paroisse.

Le père Alexandre était une forte personnalité, un homme de génie, mais il ne vous paralysait nullement par cette force. Pendant des années, même ceux qui servaient avec lui à l’autel ignoraient qu’il avait écrit plus d’une dizaine de livres.

Au contraire, il s’efforçait d’éveiller le respect de soi-même chez ceux qui étaient sur le chemin de l’Église. Un homme qui se sent insignifiant se replie sur lui-même autant qu’un orgueilleux et il ne peut ni comprendre, ni aimer le Christ. Dans ses sermons, il soulignait qu’il n’y a pas de gens insignifiants, que nous sommes tous également et infiniment chers à notre Seigneur.

Il était d’une grande modestie, se contentant de très peu pour lui-même, à commencer par l’habillement et en finissant par la nourriture. Ce qui attirait également chez lui, c’était l’extraordinaire intégrité de sa personne, le naturel, l’absence de toute affectation de manières propres à la vie ecclésiastique. Certains étaient choqués par un tel comportement, qui leur semblait excessivement séculier. Le père Alexandre ne supportait aucune fausseté, surtout dans le domaine religieux. C’est peut-être pour cela qu’il aimait particulièrement "Les clés du royaume" de Cronin et "La puissance et la gloire" de Graham Green, deux romans empreints du dégoût de toute tartuferie.

Toutefois, le père Alexandre ne s’occupait pas seulement de l’intelligentsia. Il a toujours exercé son ministère dans les environs de Moscou et il était d’abord un prêtre de campagne. C’est pourquoi, d’ailleurs, il ne nourrissait aucune illusion sur la pureté et la sainteté mythiques de la vie rurale. Il avait, au contraire, pu suffisamment voir la grossièreté des mœurs villageoises. Sous le pouvoir soviétique, dans les campagnes et les kolkhozes, l’oisiveté, l’alcoolisme, la délinquance n’avaient fait que croître d’année en année.

L’assistance des églises russes, surtout des églises de campagne, était en majorité constituée par des vieilles femmes. Elles y trouvaient souvent une sorte de refuge où elles se reposaient de toutes les disputes familiales. Et lorsque des gens plus jeunes se sont mis à fréquenter la paroisse du père Alexandre, des conflits de générations n’ont pas manqué de surgir, et il devait toujours s’efforcer de les apaiser. Il y réussissait parfaitement, sachant parler avec autant de sérieux et de profondeur avec les jeunes qu’avec les anciens, sachant trouver les mots justes devant n'importe quel auditoire.

À des jeunes gens, il pouvait indiquer avec délicatesse le chemin à suivre, puis, quelques minutes plus tard, trouver des paroles de consolation et d’encouragement pour un vieillard venu se confesser ou s’entretenir avec lui. Il s’employait invariablement à montrer à chacun que son existence n’était pas dépourvue de sens.

Dans ses sermons et ses préparations à la confession, il encourageait les vieilles femmes à emmener leurs enfants ou petits-enfants à l’église. Il leur disait qu’elles étaient responsables de l’avenir de leur paroisse, de leur église. En même temps, il modérait par tous les moyens l’hostilité des jeunes à l’égard des anciens, qui passaient leur temps à les critiquer et à ronchonner. Il s’efforçait d’établir des liens de solidarité entre les deux générations. C’est ainsi qu’il confiait de vieilles paroissiennes, seules et malades, aux soins de jeunes, tandis que chez l’une ou l’autre, il réunissait parfois ses petits groupes, auxquels se joignaient des gens venus de Moscou. Ainsi, au bout d’un certain temps, "guerre" entre les deux groupes d’âge et les deux groupes sociaux avait presque disparu.

On ne peut non plus oublier que, parmi ses paroissiens de la campagne, il y avait des êtres très lumineux, humbles et bons. Après leur mort, le père Alexandre m’en a parlé comme de saints. C'étaient des saints anonymes.

Sa manière d’officier était emplie de majesté et de ferveur. S’il n’allongeait pas inutilement les offices, déjà longs par eux-mêmes, il n’y avait nulle hâte dans ses gestes de ses mouvements, aucune affectation. Toute attitude insuffisamment respectueuse dans l’église l’affligeait douloureusement. "Seuls l’amour, la foi et le respect, disait-il, sont agréables à Dieu." C’est pourquoi les fidèles doivent purifier leur cœur pour ne pas offenser ce qui est sacré.

Il célébrait la liturgie avec un sentiment très particulier. Voilà où il puisait ses forces pour porter tous les fardeaux qui pesaient sur lui ! Il vivait chaque canon eucharistique comme une Pentecôte personnelle. C’est pourquoi il souffrait du côté théâtral et statique que le ritualisme avait introduit dans certains moments de la célébration.

Toutefois, pour diverses raisons, il considérait comme prématurées de profondes réformes liturgiques. Même aujourd’hui, comme on peut le voir, la plupart des prêtres et des évêques n’y sont pas prêts. De même, tout en jugeant nécessaires des changements en ce qui concerne la langue de la célébration, il considérait que cela demandait un examen très attentif, un travail considérable et beaucoup de temps. Aussi, fallait-il entrer dans le sens des offices tels qu’ils se présentaient.

L’essentiel, pour les chrétiens, c’était, selon lui, que chacun devienne soi-même meilleur, car c’était seulement lorsque chacun ferait ce qu’il devait que nous pourrions attendre l’aide de Dieu. Aussi, a-t-il consacré toutes ses forces non à des réformes, mais à l’éducation, à la préparation d’une génération de chrétiens - témoins.

Pour lui, l’Église était impensable sans le ministère épiscopal et il rappelait à ses paroissiens qu’ils devaient obéir aux évêques. Que plus d’un évêque se soit montré un témoin indigne à l’époque soviétique n’était pas pour lui un argument. "Toujours, dans tous les temps, il y a eu de mauvais évêques et de mauvais prêtres et pourtant l’Église est toujours debout, disait-il."

Je suis personnellement partisan d’une hiérarchie rigoureusement organisée et centralisée. Tout organisme vivant est "moniste" et structuré. Il est complexe, car achevé ; il a une tête, car il est un. De nombreux malheurs viennent de ce qu’il n’est pas encore assez uni.

"Le christianisme n’est pas une idéologie, poursuivait-il, mais un organisme vivant. Un organisme a une structure. C’est seulement dans son unité structurellement complexe que l’Église pourra accomplir sa mission."

Il disait que la foi devait être saine, solide, sereine, assurée. Et pour cela chacun devait trouver son propre "style intérieur" dans sa vie chrétienne : dans ses relations avec les hommes, dans sa capacité à se tenir en permanence devant la face de Dieu, de se maîtriser. Ce "style intérieur" est unique chez chaque individu et le père Alexandre avait toujours une approche pastorale individuelle de chacun de ses paroissiens. Il s’efforçait d’éduquer chez eux une attitude libre et responsable à l’égard du monde, de l’Église, des autres, de leur propre destin.

Pour nous, qui sommes éloignés de 2000 ans de la tradition évangélique, qui vivons dans des conditions de vie très éloignées de celles de la Palestine, qui parlons des langues nées dans un milieu païen, nullement enracinées dans la tradition de l’Ancien Testament, et qui souvent même l’ignorons, les normes évangéliques ne nous sont souvent compréhensibles qu’en apparence. Or le père Alexandre a réussi à traduire la tradition séculaire de l’Église dans la langue d’aujourd’hui à travers toutes les manifestations de la vie, aidant ainsi des milliers de nos contemporains à entrer dans le coeur même de la Bonne Nouvelle.

Il est permis de penser que le père Alexandre voyait le développement de la vie ecclésiale et de la pensée théologique dans le renforcement du principe dynamique du christianisme et la reviviscence de la pensée prophétique biblique.

Si le dialogue entre la culture païenne et le christianisme, qui s’était particulièrement développé à l’époque de Constantin, avait permis la christianisation de l’ancien monde, il avait pu conduire à des compromis avec le paganisme, et certains éléments des anciennes religions, étrangers à l’Évangile, avaient pénétré dans la vie de l’Église. Ce n’était pas seulement un fait historique, pensait-il, nous continuons jusqu’à nos jours de subir des conséquences de cette pénétration.

Aussi, importait-il d’en prendre conscience, de comprendre ce qui s’était transmis de la mentalité païenne à la conscience chrétienne et de purifier la conscience ecclésiale. Dans notre vie pratique, nous nous en tenons encore de nos jours souvent à des positions, en fait, hellénistiques.

Les nouveaux peuples, à qui la Bonne Nouvelle avait été annoncée par les apôtres juifs, n’avaient pas pu recevoir leur sens de la dynamique de l’histoire. Ils s’étaient efforcés de dégager l’essentiel, puis de figer cet essentiel. Cependant de telles tentatives sont funestes. Le levain de la Parole de Dieu doit toujours rester vivifiant, capable de transfigurer l’humanité.

Dans son enseignement, le père Alexandre insistait sur le "juste milieu", l’harmonie de la vie de prière, la vie contemplative avec l’activité dans l’Église. Il appelait toujours à témoigner de sa foi d’abord par le service des autres, en se référant régulièrement à la parabole du Jugement dernier. Mais il ne fallait avancer dans cette voie que dans la mesure des forces spirituelles que nous recevons dans la prière et l’Eucharistie. Ces principes étaient à la base de l’organisation des petits groupes qu’il s’est efforcé de constituer autour de sa paroisse et auxquels il a consacré une attention inlassable tout au long de son ministère.

Ces forces spirituelles ne nous étaient pas données pour nous enfermer dans une tranchée, mais pour aller de l’avant, à mesure de notre croissance spirituelle et avec toute l’humilité nécessaire. Il voyait le chrétien comme un combattant. Le monde est le théâtre d’un combat spirituel permanent et croissant, et chaque chrétien doit prendre une part active à la victoire de son Roi.

Un christianisme ouvert et dynamique est nécessaire comme voie sûre et même unique conduisant à la sainteté et au salut. Le père Alexandre ne voyait pas le salut comme une récompense accordée après la mort. C’était un processus dynamique infini qui commençait sur cette terre, se manifestait dans les œuvres et se poursuivait dans l’éternité. "Ici et maintenant", c’était là une de ses expressions préférées et elle se rapportait précisément au salut, à l’entrée de l’homme dans le Royaume de Dieu, à la Transfiguration. L’icône de la Transfiguration avait d’ailleurs une place centrale dans son coin à icônes. Son idée selon laquelle "le Christ est ressuscité pour que son humanité et sa divinité soient pour nous une réalité aujourd’hui, maintenant, dans l’âme de chaque homme" était proche de l’enseignement de saint Séraphin de Sarov sur la nécessité de la transfiguration de l’homme ici-bas sous l’action de l’Esprit-Saint.

La force vivifiante du Seigneur, disait le père Alexandre, la puissante charge d’énergies de l’Esprit-Saint envoyé par Lui sur la terre doivent transfigurer l’humanité dans tous les domaines de son action. Mais cela ne peut s’accomplir que par l’intermédiaire de l’homme communiant au Royaume de Dieu, ici et maintenant, dès cette vie.

C’est à cet exploit qu’il appelait tous ses paroissiens, convaincu que c’était possible. Il donnait en exemple les apôtres, gens ordinaires, simples pécheurs, agités par les passions et les peurs comme tous les humains, mais qui avaient reçu la force de l’Esprit et avaient transformé la vie de l’humanité.

Andreï Eriomine.

Traduction abrégée d’une communication présentée dans le cadre du colloque organisé à Strasbourg les 2 et 3 Mai 1996 par l’OCIPE (Office Catholique d’information et d’initiative pour l’Europe) sur le thème : Alexandre Men, un témoin de notre temps.